21 octobre 2021#21


Avec la Chine, la guerre grise a commencé



L’affaire des sous-marins australiens qui oppose la France aux États-Unis n’est pas seulement une question de gros sous ou d’amour-propre. C’est le révélateur d’une crise bien plus profonde. Entre la Chine et les États-Unis, la tension ne cesse de monter. Et elle ne peut que monter encore. C’est cela qui marginalise la France. Les deux superpuissances peuvent-elles éviter ce que l’on appelle « le piège de Thucydide » ? Ou vont-elles s’enliser dans la « guerre grise » ?

Le piège de Thucydide, c’est quoi ?  

En 2017, un politologue américain, Graham Allison, publie un livre-choc : Destined for war. Traduit en français sous le titre Vers la guerre, l’ouvrage est un best-seller. Allison n’est pas le premier venu. Il a enseigné à Harvard pendant cinquante ans. Et il a conseillé plusieurs secrétaires à la Défense. Sous Reagan, Clinton et Obama.

Sa thèse, c’est que les États-Unis et la Chine sont, sinon voués à la guerre, du moins entraînés vers elle. C’est en quelque sorte leur destin. Certes, la guerre peut sembler « à la fois improbable et déraisonnable ». Certes, il étudie des situations historiques similaires dans lesquelles le conflit a pu être évité. Certes, le dernier chapitre de son livre affirme que la guerre « n’est pas inévitable ». Il n’empêche. La Chine et les États-Unis risquent d’être entraînés au conflit presque malgré eux.

Ce mécanisme, c’est ce qu’il appelle « le piège de Thucydide ». Le piège de Thucydide, c’est « l’inévitable bouleversement qui se produit quand une puissance ascendante menace de supplanter une puissance établie ». Selon lui, ce mécanisme « a jeté les deux plus grandes puissances du moment sur la voie d’un cataclysme dont personne ne veut, mais qu’elles seront incapables d’éviter. » C’est assez glaçant.

Le malheur grec

Allison se réfère à un évènement vieux de deux-mille-quatre-cents ans, la guerre du Péloponnèse. Elle a opposé deux coalitions de cités grecques, l’une menée par Athènes et l’autre par Sparte. Entre 431 et 404, les deux villes sont alors au faîte de leur puissance. Et ces deux « superpuissances » se sont livré une bataille sans merci. D’une certaine façon, on peut dire que la Grèce ne s’en est jamais relevée. Comme on l’a dit de l’Europe après la Première Guerre mondiale.

Un historien de l’époque, Thucydide, a raconté cette guerre avec un grand souci d’exactitude. Et surtout, il a essayé d’en comprendre les ressorts. Il aborde le sujet dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse : « La cause véritable, mais non avouée, en fut à mon avis la puissance à laquelle les Athéniens étaient parvenus et la crainte qu’ils inspiraient aux Lacédémoniens, qui contraignirent ceux-ci à la guerre. »

Dans cette longue phrase, tout est pesé. Tout est pensé. Tout est condensé.

1/ La guerre a des ressorts objectifs qui échappent aux discours officiels.

2/ Elle a un caractère inéluctable. Thucydide parle bien de contrainte.

3/ Il n’y a donc pas un agresseur et un agressé. La guerre obéit à une double causalité, elle commence des deux côtés, quoique de façon dissymétrique. Il y a d’un côté une puissance émergente, qui devient trop vite trop forte et trop conquérante. Il y a, en face, une puissance déclinante qui voit son hégémonie menacée et qui prend peur.

Imaginé par l’historien grec de l’Antiquité et popularisé par le politologue américain de Harvard, le « piège de Thucydide » est même devenu un concept géostratégique.

La Chine ne se cache plus

Peut-on échapper à son destin ? La guerre est-elle inéluctable ? Vous connaissez l’histoire passée. Maintenant, remplacez Sparte par Washington et Athènes par Pékin. Ajoutez que jamais dans l’histoire un rééquilibrage des pouvoirs entre deux superpuissances étatiques ne s’est fait aussi rapidement qu’aujourd’hui – ni sur le plan militaire, ni sur le plan économique, ni sur le plan technologique, ni même sur le plan idéologique.

Demain la Chine, guerre ou paix ? Dans un essai publié par Gallimard, le sinologue Jean-Pierre Cabestan fait mine de s’interroger. En réalité, ce directeur de recherche au CNRS est très inquiet. L’arrivée au pouvoir de Xi Jimping, en 2012, a « intensifié l’affirmation de la puissance chinoise ». Pour Cabestan, « son nationalisme est de plus en plus sourcilleux et revanchard, sa politique étrangère et de sécurité est chaque jour plus agressive et dominatrice ». Le successeur de Mao, Deng Xiaoping, avait pour stratégie de passer sous les radars. Il faut, disait-il, « cacher ses talents et attendre son heure ». Le conseil remonterait à un empereur de l’époque des Tang, il y a une douzaine de siècles. Désormais, avec Xi Jimping, plus question de se cacher.

Il y a désormais un peu partout dans la région « une accumulation de passions et de poudre ». D’autant que la mue spectaculaire de l’armée chinoise, dont il passe les forces en revue et en détail, n’est pas terminée. L’objectif de la Chine est d’être la première puissance militaire et économique du monde à l’horizon 2049, cent ans après la prise de pouvoir par les communistes, c’est-à-dire d’ici une génération.

Guerre grise

Pour l’instant, bien sûr, les gesticulations et pressions contre Taïwan, ce n’est pas l’amorce d’une invasion et le début d’une guerre mondiale. Mais c’est déjà la guerre grise, celle qui ne dit pas son nom.

La « zone grise », grey zone situation en anglais, c’est un concept assez récent, mais qui s’est imposé en raison notamment des actions de la Russie et de la Chine. Ce n’est ni la guerre ni la paix, c’est l’ambiguïté. On mène des opérations qui ne sont pas suffisamment agressives pour être considérées comme ouvrant un conflit. Mais elles ont un impact suffisant pour modifier le statu quo, pour faire bouger le rapport de force. Et pour cela, on emploie des moyens qui sortent du cadre des relations internationales telles qu’on les conçoit depuis la Seconde Guerre mondiale. Par exemple, on déstabilise une élection. Ou des hackers mènent des cyberattaques sur des systèmes importants, mais pas vitaux.

Attaques cybernétiques, propagande digitale, opérations destinées à atteindre le moral des populations visées, notamment à Taïwan… Cabestan en fait l’inventaire. Il n’est pas le seul. « Faire face aux « situations de zone grise » serait devenu, ces dernières années, le principal défi de sécurité pour le Japon », estime la revue Défense nationale. Par zone grise, « les autorités nippones désignent des frictions répétées, ne relevant ni du temps de paix, ni du temps de guerre et qui ont trait à la souveraineté. »

Par exemple, les Chinois font des incursions maritimes dans les eaux contiguës et territoriales des îles Senkaku, qui sont contrôlées par le Japon mais revendiquées par la Chine. Mais Pékin n’envoie pas de navire de guerre. Seulement des garde-côtes. Ou des bateaux de pêche. « La république populaire a décidé de faire un usage systématique des zones grises », écrit Cabestan.

Équilibre par la terreur

L’un des éléments qui poussent à la modération, c’est la dissuasion. Le nucléaire. Si la Chine se sent capable d’envahir Taïwan, elle ne peut prendre le risque d’une escalade. Le fait d’équiper les sous-marins australiens d’une propulsion nucléaire est un premier pas pour ce pays, et un tournant par rapport au contrat avec la France. Cela pose des questions de prolifération. Encore un sujet à défricher pour L’AntiÉditorial



Cabestan, Jean-Pierre. (2021). Demain la Chine : guerre ou paix ? Gallimard.

Allison, Graham. (2019). Vers la guerre. Odile Jacob.

Thucydide. (1990). Histoire de la guerre du Péloponnèse. Robert Laffont.

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Crédits photos : © Stéphane Grangier, © Francesca Mantovani – Éditions Gallimard