6 janvier 2022#29


Bruno Latour, Karl Marx de l’écologie ?



L’écologie ne fait et ne fera pas l’élection présidentielle. Mais pendant que la gauche se regarde le nombril en se posant des questions byzantines, un homme s’interroge sur des choses tout à la fois très sérieuses et très politiques. Cet homme, c’est Bruno Latour.

Anthropologue, philosophe, professeur associé à Sciences Po et inlassable déménageur de concepts trop bien installés, Latour est l’un des penseurs les plus intéressants de la transition écologique. C’est un intellectuel indépendant d’esprit. Ses récents ouvrages, tous très originaux, très peu convenus, n’ont cessé de provoquer une réflexion aiguisée. En 2017, il se demande Où atterrir ? et propose une boussole pour s’orienter en politique. En 2021, toujours pas installé, il se questionne avec Où suis-je ? Ses leçons de confinement à l’usage des terrestres invitent à la métamorphose.

Voici que Latour propose encore un petit livre – à peine une centaine de pages. Et encore avec un titre curieux : Mémo sur la nouvelle classe écologique (Éd. La Découverte, 14 €), qui sort aujourd’hui en librairies. Il le signe avec son disciple Nikolaj Schultz, doctorant au département de sociologie de l’université de Copenhague. Les auteurs ne sont pas des militants encartés. Ils n’ont pas de position officielle dans les mouvements écologistes. Mais ils espèrent « donner aux expressions politiques de l’écologie une base plus large que celle mobilisée jusqu’ici ». L’ouvrage se veut destiné aux « membres des partis écologiques et leurs électeurs présents et à venir ». C’est un manifeste à la manière de Marx et Engels, avec l’idée d’un conflit de classes, plutôt qu’un bulletin d’inscription au Parti. Schultz et Latour posent les conditions nécessaires à l’émergence d’une « classe écologique », à même de définir l’horizon politique des prochaines années. Comme l’ont fait, à d’autres périodes, le libéralisme ou le socialisme.

Une entreprise difficile, de leur propre aveu, car avant de pouvoir définir le jeu politique ou d’établir un clivage entre « les écologistes et les autres », il faut encore structurer ces catégories. Qui sont les écologistes ? Quelles sont leurs idées ? Qui sont les ennemis de ces idées ? Les membres de la « classe écologique » peuvent venir de plusieurs milieux socio-économiques auparavant opposés. Autre obstacle : beaucoup de citoyens et de personnalités politiques reconnaissent l’urgence climatique, sans pour autant lutter activement et en faire une priorité absolue. Entre les « amis » et les « ennemis » de la cause, les frontières restent donc assez fluctuantes.

Pour les auteurs, « l’écologie politique s’est trop longtemps reposée sur une version pédagogique de son action ; la situation catastrophique étant connue, l’action suivrait nécessairement ». Or, « loin d’unifier, la nature divise ». On pense à la crise des Gilets jaunes, à la taxe carbone. Est-ce un problème ? Pas vraiment. Il faut « accepter que l’écologie implique la division, puis fournir une cartographie convaincante des nouveaux types de conflits qu’elle génère ; et enfin, définir un horizon commun pour l’action collective ». En somme, comme dirait l’autre, il faut cliver. 

Mieux que Marx

Les auteurs expliquent que « la classe écologique craint toujours de ne pas savoir se situer dans sa relation aux luttes des deux siècles précédents. Mais pour eux, l’écologie est nécessairement de gauche, à cause de son rapport à l’économie et à la production. En revanche, elle ne peut être un simple prolongement des luttes anticapitalistes. Le socialisme et le marxisme ont trouvé leurs limites, car ils ne prennent pas en compte la nouvelle variable essentielle : le maintien des conditions d’habitabilité de la planète. Pour les auteurs, l’écologie est progressiste car elle permet d’associer le « monde dont on vit » au monde « où l’on vit ». L’écologie politique irait donc plus loin à gauche que le socialisme et le marxisme, car elle donne « la priorité au maintien des conditions d’habitabilité de la planète et non pas au développement de la production ». 

Il y a urgence, mais il y a aussi problème. L’écologie politique va à rebours de toutes les valeurs mobilisatrices qui prévalaient jusque-là : liberté, prospérité, émancipation, développement, production, richesse… Ces valeurs mobilisaient autour d’un « sens unique de l’histoire », qui irait vers le futur, vers le progrès humain. L’écologie politique remet en question ce perpétuel mouvement en avant, et même notre émancipation face à la nature. Nous sommes dépendants de notre planète et du fait qu’elle reste habitable. Plutôt que de courir après le développement et la modernité, il faut « multiplier les manières d’habiter et de prendre soin de la Terre ». Quitte à réutiliser des méthodes du passé, qui ne sont pas forcément arriérées (comme l’agriculture traditionnelle, non intensive et respectueuse des sols, même s’il y a moins de rendement). Cette position des écolos, à rebours du développement, est souvent critiquée comme « rétrograde », « réactionnaire », ou « punitive ». Elle implique de revoir chaque aspect de notre société : droit, politique, institutions internationales, commerce. Voire même de réfléchir à d’autres formes politiques que l’État-nation, à différentes échelles (villes, régions, continents… et leur interdépendance). Une bataille à mener qui est d’une « désarmante complexité ». Il faut donc créer et utiliser les outils intellectuels pour la mener à bien. Sinon, le risque est de se noyer dans « un déluge de bons sentiments sans parvenir à en tirer un levier politique ».

Et la présidentielle, au fait ? Autant laisser tomber, car « la lutte des idées précède forcément de beaucoup le processus électoral (…) Faute de ce travail, les succès électoraux, même s’ils sont utiles à titre d’apprentissage et de propagande, ne pourront s’étendre beaucoup. De toute façon, à quoi servirait-il d’occuper l’État sans avoir derrière soi des classes assez préparées et motivées pour accepter les sacrifices que le nouveau pouvoir, en lutte avec le régime de production, va devoir leur imposer ? » On n’est pas sûr que Yannick Jadot soit d’accord. Mais L’AntiÉditorial, ce n’est pas fait pour être d’accord…



Latour, B. & Schultz, N. Mémo sur la nouvelle classe écologique. Éditions La Découverte. (2022).

Article publié dans le journal La Croix. (2020).

Latour, B. Où suis-je ? Éditions La Découverte. (2021).

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Crédits photos : © Stéphane Grangier, © Émilie Hermant