08 juillet 2021#12


Ces petites erreurs qui coûtent très cher

Bonjour,
Et merci de votre fidélité chaque semaine ! Dans ce nouvel épisode de L’AntiÉditorial, je me suis demandé comment limiter les conséquences parfois catastrophiques des erreurs humaines sur nos vies. Et je suis curieux d’avoir vos réactions ! 



Un avion qui s’écrase, le coronavirus qui se répand, ce cancer du sein que l’on n’a pas décelé… Beaucoup de catastrophes sont provoquées ou aggravées par des erreurs humaines, des erreurs de jugement. Et souvent, elles sont commises par des gens très compétents. Alors, comment limiter ces dégâts inutiles ? C’est un sujet si important que trois auteurs, dont l’un est carrément un prix Nobel, viennent de s’associer pour y répondre. L’AntiÉditorial a lu leur livre avant qu’il soit traduit. En anglais, ça s’appelle Noise, autrement dit « bruit ». Et c’est tout à fait passionnant.

Des auteurs mondialement connus

Je vous le disais, les auteurs ne sont pas n’importe qui. Le premier, Daniel Kahneman, a obtenu le prix Nobel d’économie en 2002. Il est le seul psychologue à avoir reçu un tel honneur. Le deuxième coauteur, Cass R. Sustein est l’un des plus éminents juristes de Harvard. Le troisième, Olivier Sibony est français. Il enseigne la stratégie à HEC et il considère que le management peut devenir une science.

L’intelligence artificielle, une solution ?

Mais revenons à nos moutons noirs, à nos erreurs. Qu’est-ce qui cloche dans le jugement humain, même chez des gens qualifiés, chez les pros, chez les experts ? Évidemment, on peut trouver ces interrogations dépassées. Car on peut tout miser sur la technologie, et en particulier sur la data, réputée moins faillible que nos dadas. Il est à peu près certain que la voiture sera plus sûre quand nous aurons lâché le volant.

Mais la justice commet beaucoup plus d’écarts que les magistrats ne le croient. Je ne parle pas des erreurs judiciaires, quand un innocent est condamné. Je parle des variations entre les peines. D’un tribunal à l’autre, ou d’un jugement à l’autre, par le même magistrat. Pour ne plus condamner à la tête du client, faut-il remplacer les magistrats par de l’intelligence artificielle, la data et plus le Dalloz ? Ce n’est pas si simple. On ne peut pas complètement évacuer le facteur humain. Et heureusement.

Ne nous trompons pas d’erreur

Alors, essayons de trouver un autre chemin. D’abord, ne nous trompons pas d’erreur ! Il y a deux types de fautes de jugement. C’est la première grande idée, elle est essentielle. D’une part, il y a le biais. De l’autre, il y a le bruit.

Le biais, c’est quand le soldat tire avec une arme dont le canon est tordu. Tous les coups partent de travers. Et si tout le bataillon est équipé avec le même lot, la défaite est au bout du fusil. Un juge indulgent aura tendance à retenir la peine la plus légère. Un prof qui trouve que décidément le niveau baisse dans ce pays notera plus sec que son collègue. Et c’est vrai d’un collectif. Tout ceci est largement connu et démontré.

Mais le bruit, ce n’est pas le biais. Le bruit, c’est quand les coups partent dans tous les sens, qu’ils sont dispersés autour de la cible, au petit bonheur. Pour comprendre, voici un petit test. Faites-le après cet AntiÉditorial. Prenez votre smartphone. Lancez le chronomètre. Essayez de compter dix secondes dans votre tête. Refaites dix fois le tour. Si vos décomptes sont tous trop brefs, par exemple autour de 8 secondes, vous avez un biais. Ou s’ils sont plus longs, mettons 12 secondes. Le temps passe plus vite ou plus lentement que vous ne le pensez. Mais vous serez surpris aussi par les écarts incompréhensibles entre vos différents essais, ils vont varier peut-être de 9 à 11 secondes. Le bruit, c’est cela. Cette différence de jugement que l’on ne peut pas expliquer.

Pourquoi le bruit est grave

On a tendance à penser que ce n’est pas trop grave, que l’un dans l’autre, « ça le fait ». Or les auteurs de Noise montrent trois choses importantes :

1 – Ce bruit peut conduire à des écarts plus larges qu’on ne le croit.

2 – Les erreurs peuvent être très injustes pour les personnes qui les subissent, ou très coûteuses pour les entreprises.

3 – Le bruit existe même dans des domaines réputés précis, comme l’étude des empreintes digitales par la police scientifique.

Prenez les assurances. Vous avez subi un dommage ? Le calcul de votre indemnisation par les experts peut varier beaucoup plus qu’on ne le croit. Or pour vous, en tant que particulier, cela va faire une sacrée différence. Mais pour la compagnie d’assurances, c’est du bruit, et ce bruit se traduit en centaines de millions d’euros. Soit parce qu’elle fait payer trop cher ses contrats, et donc vous serez allé à la concurrence. Soit parce qu’elle verse trop, et donc elle réduit ses bénéfices.

Mais il y a beaucoup plus grave. Par exemple, un diagnostic peut conduire à votre décès. Dans la décision médicale, le bruit affecte toutes les phases : du diagnostic au traitement. L’ampleur du bruit conduit à des « variations choquantes », bien supérieures à ce que l’on imagine. Une étude a pu prouver que le dépistage d’un cancer était plus fiable le matin que le soir, qu’il y avait moins de bruit, parce que les médecins avaient accumulé moins de retard dans leurs consultations. Avouez que c’est trop bête !

Mais que faire ?

Que faire ? Les auteurs apportent un concept et trois conseils.

Le concept, c’est « l’hygiène de la décision ». Ce qu’ils comparent au fait de se laver les mains pour éviter non pas seulement le coronavirus, mais des germes inconnus.

Le premier conseil, c’est de faire systématiquement un « audit du bruit », en particulier dans les services hospitaliers, les tribunaux et les entreprises. C’est-à-dire de mesurer l’ampleur des écarts de jugement, comme avec notre test du chronomètre.

Deuxième conseil : élaborer le plus possible des règles – ce que l’on doit faire ou ne pas faire. Mais surtout d’établir des protocoles – par quel processus et selon quels critères on décide.

Troisième conseil : décomposer, fractionner le processus de décision. En plusieurs étapes et en plusieurs personnes. Si on se met tous ensemble autour de la table pour discuter, le collectif s’emballe. Si chacun suit un protocole de réflexion et que l’on met ensuite les jugements en commun, le bruit sera moins fort.

Quatrième conseil, le « jugement holistique différé ». Ne rejetez pas le jugement fondé sur votre expérience, retardez-le. Par exemple, pour un recrutement, suivez scrupuleusement un guide d’entretien qui correspond à des objectifs précis. C’est ensuite que votre intuition entrera en jeu, à la fin du processus de sélection. Ne vous inquiétez pas, à la fin, c’est quand même vous qui décidez !



Kahneman, D., Sibony, O., & Sunstein, C. (2021). Noise. William Collins.

Article du journal Les Échos (2019)

Article du journal Les Échos (2020)

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Crédits photos : © Stéphane Grangier, © DR