12 mai 2022#47


Comment devenir riche en moins de 300 000 ans ?



Comment devenir riche ? Et, si possible, en moins de 300 000 ans ? On pourrait résumer ainsi les recherches de l’économiste Oded Galor sur les origines de la prospérité et sur les causes des inégalités entre les nations. Son enquête commence avec les origines de l’humanité, et arrive jusqu’à nos jours.

Galor, ce nom ne vous dira rien. Et pourtant The Journey of Humanity, son nouveau livre, sort simultanément dans de nombreux pays et de nombreuses langues. L’AntiÉditorial a suivi ce « voyage de l’humanité » avant sa publication en français. En ces temps plutôt sombres, c’est à coup sûr un ouvrage très optimiste…

Qui est Oded Galor ? 

Oded Galor est un économiste israélo-américain né en 1953. Formé à l’université hébraïque de Jérusalem et à l’université de Columbia, professeur à la Brown University, aux États-Unis, il s’intéresse à la croissance. Il a publié de très nombreux ouvrages de recherche, demeurés inconnus du grand public. Un travail de fond qu’il propose désormais sous une forme synthétique, vulgarisée et très vivante.

Son sujet central, et aussi son concept, c’est la « croissance unifiée ». À l’échelle de toute l’histoire et de toute l’humanité, qu’est-ce qui conditionne le progrès du niveau de vie ? Qu’est-ce qui produit vraiment le développement ? Quelles sont les causes de la stagnation ? Quelles forces font que certaines régions du globe décollent ? Pourquoi le processus est-il marqué par de si fortes inégalités entre les pays ou les zones géographiques ?

Avec ses allures de vrai-faux sosie d’Albert Einstein, Galor s’inscrit dans un courant de pensée optimiste et technophile. C’est un peu l’esprit du judaïsme post-religieux que l’on retrouve dans les livres de Yuval Harari ou de Jacques Attali. Il est convaincu que la science, l’éducation et l’égalité entre les sexes font l’avenir de l’humanité.

L’économiste revisite aussi quelques classiques souvent décriés, caricaturés ou jugés obsolètes. Notamment les idées de Malthus, selon lesquelles la croissance de la population est l’ennemie de la prospérité. Ou la théorie des climats, qui prétend que le développement dépend de la géographie, comme le soutenait Montesquieu dans L’Esprit des Lois : « Il ne faut pas être étonné que la lâcheté des peuples des climats chauds les ait presque toujours rendus esclaves, et que le courage des peuples des climats froids les ait maintenus libres. »

Une histoire au long cours

En sortant de son berceau africain, rappelle Galor, l’humanité n’a cessé d’innover. L’économiste évoque quelques épisodes fondamentaux, à commencer par la révolution du Néolithique. Certains cas, plus proches de nous dans le temps, sont très célèbres. Citons l’introduction de la pomme de terre dans l’Irlande du XVIe siècle : malgré cela, et jusqu’à la famine provoquée en 1845 par la maladie de la patate, l’Irlande est restée un pays très pauvre. Car durant ces deux siècles, les Irlandais en ont profité pour multiplier leur population.

Moins connue en Europe : l’arrivée du maïs dans trois régions chinoises, au milieu du XVIe siècle. Elle se fait via la route de la soie, ainsi que dans le Yunnan (via l’Inde) et sur le littoral (via les marchands portugais). Et elle ne conduit pas à une augmentation des richesses. En fait, elle provoque un accroissement supplémentaire de la population, de l’ordre de 10 %, par rapport aux régions qui n’ont pas encore mis le maïs en culture.

Autre exemple, la Peste noire qui ravage l’Europe du XIVe siècle. À l’échelle d’une génération, ou de quelques générations, cette épidémie a tout d’une catastrophe. Du point de vue humain, c’est horrible. Des familles sont décimées, des villes perdent le tiers, voire la moitié de leur population, plus encore même à Paris, Florence, Londres ou Hambourg.

Mais du point de vue des revenus, en somme, la peste est une aubaine. Le manque de main d’œuvre entraîne une nette augmentation du niveau de vie. En 50 ans, la population anglaise diminue de moitié, et les salaires réels doublent.

Or, ce progrès économique est bientôt perdu. La population augmente à nouveau, et le niveau de vie baisse. À l’échelle du temps long, trois siècles dans le cas des effets de la Peste noire, les courbes sont spectaculaires et perturbantes. En 1615, les salaires réels en Angleterre ont replongé à leur niveau de 1348. Et la population, elle, est remontée à son niveau d’avant la peste. C’est le fameux « piège malthusien ». Pour Oded Galor, Malthus avait entièrement raison. Moins d’enfants, plus d’argent…

La fin de l’âge de glace

Prenons les choses encore plus globalement. Mesurons le pouvoir d’achat en sacs de blé. À partir de l’Antiquité, le niveau de vie réel des travailleurs non qualifiés, mesuré selon ce critère, a peu varié. Une journée de travail rapporte l’équivalent de 7 kilos de blé il y a 3000 ans à Babylone, 11 à 15 à Athènes il y a 2000 ans, mais entre 3 et 10 seulement dans les grandes villes européennes à la veille de la révolution industrielle. Quant à l’espérance de vie ou au taux de mortalité des femmes en couche, ils ne bougent pas de manière significative depuis le Néolithique.

En matière de prospérité, voilà 20 000 ans bien mal utilisés ! C’est ce que Galor appelle « l’âge de glace économique ». Les progrès techniques sont incontestables mais le niveau de vie change peu. La mortalité infantile, par exemple, demeure très importante.

Alors, comment en sortir ? L’humanité ne déjoue le « piège malthusien » qu’avec la révolution industrielle. En deux siècles, on le sait bien, le niveau de vie augmente de manière exponentielle. À l’échelle de l’humanité, en tous cas, et avec de fortes inégalités.

Or, ce n’est pas vraiment l’innovation qui compte, contrairement à ce que l’on nous a appris. Car elle a toujours existé. La grande différence avec d’autres périodes, c’est l’investissement dans l’éducation d’un nombre d’enfants moins importants. C’est cela qui permet de nourrir et d’accélérer l’innovation et d’en répartir les effets sur le niveau de vie.

La cause des inégalités

Galor cherche à comprendre pourquoi il y a tant d’inégalités de développement. Bien sûr, le « colonialisme d’exploitation » explique la stagnation de certains pays. Mais l’économiste avance d’autres explications, qui pourraient susciter de vifs débats. Ce qui fait vraiment la différence, selon lui, ce sont quatre facteurs. D’abord des institutions « inclusives » – c’est-à-dire, en somme, assurant qu’une élite ne confisque pas les richesses et le pouvoir et que la liberté d’entreprendre soit assurée et sécurisée. Ensuite, un contexte culturel, faisant notamment leur place aux femmes. Puis la géographie, un climat favorable. Et, enfin, la diversité de la population qui favoriserait l’intégration d’idées nouvelles et d’innovations. C’est ce carré magique qui fait que certaines économies décollent tandis que d’autres stagnent. Chacun de ces côtés mériterait assurément discussion, mais L’AntiÉditorial n’est pas là pour en juger !

Le plus intéressant, sans doute, est ce que Galor appelle le « facteur culturel », c’est-à-dire un état d’esprit fondé sur l’égalité entre les hommes et les femmes, la tendance à sacrifier aujourd’hui pour privilégier demain, l’accueil des idées nouvelles, l’acceptation du changement, et l’investissement dans le capital humain, c’est-à-dire dans la formation et dans l’acquisition de compétences technologiques. En un mot, selon Galor, « une inclinaison à un comportement orienté vers le futur ».

Il s’agit de facteurs lents. Galor donne l’exemple des juifs, contraints à partir dès les premiers siècles de notre ère, à renoncer à leur terre, et donc à investir dans « le capital humain, un bien fondamentalement mobile ». Ce qui leur donnera un avantage mille ans plus tard, quand le monde musulman et l’Europe médiévale s’urbaniseront.

L’erreur des libéraux

À partir de là, Galor remet en question ce que l’on a appelé le « consensus de Washington », c’est-à-dire les postulats qui ont gouverné l’action du FMI et de la Banque mondiale à partir des années 1980. Selon ce fameux « consensus », pour assurer le développement économique, il faut assurer le libre-échange, privatiser les entreprises contrôlées par le gouvernement, garantir les droits de propriété, déréguler l’économie, élargir l’assiette de l’impôt et réduire le taux marginal de celui sur le revenu, et lutter contre la corruption.

Or ce « consensus de Washington » a conduit, pour le dire poliment, à des résultats contrastés. Pour Galor, l’idée que l’essentiel repose sur une politique économique libérale et une bonne gouvernance est « une erreur de raisonnement fondamentale », parce qu’elle ignore le temps long, les conditions culturelles, institutionnelles et géographiques sous-jacentes. Voilà un beau sujet de débat à droite…

Mais Galor récuse aussi que les retards de développement ne soient que le résultat de l’exploitation coloniale. Pour lui, celle-ci n’a fait qu’accroître les difficultés et les inégalités de développement, mais elle n’en est pas la cause fondamentale. Encore un beau sujet de débat, cette fois à gauche !



Galor, O. (2022). The Journey of Humanity. Dutton.

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Crédits photos : © Stéphane Grangier. © Patrick Pleul / DPA / Picture Alliance / Newscom / MaxPPP. © Tino