27 mai 2021#6


Comment réduire (facilement) les inégalités de revenus ?

Bonjour,
Et bienvenue dans un nouvel épisode de L’AntiÉditorial ! Cette semaine, je me suis penché sur un sujet croustillant : les inégalités de revenus. En pleine pandémie mondiale, les riches continuent de s’enrichir tandis que les salaires des catégories populaires stagnent inlassablement. Une réalité qui fait débat… À vos claviers !



Les inégalités de revenus se creusent. Les très riches deviennent des super riches, tandis que les salaires des catégories populaires stagnent ou augmentent beaucoup plus lentement. Le Covid a rendu le sujet encore plus brûlant. Dans un rapport publié en début d’année, l’ONG britannique Oxfam dénonce « le virus des inégalités ». En neuf mois à peine, les mille personnes les plus riches de la planète ont retrouvé leur niveau de revenus d’avant la pandémie. Les milliardaires français auraient même dépassé leur niveau de richesse d’avant la crise. Mais comment faire pour renverser la vapeur ? Comment remettre de l’équité ? Comment revenir à la raison ?

Commençons par le plus bas

Aux États-Unis, les choses semblent bouger. Là-bas, le salaire minimal fédéral a été institué par Roosevelt, l’homme qui a tiré le pays de la Grande Dépression. Mais au fil des décennies, l’inflation, la désyndicalisation et aussi, il faut le dire, la hausse globale du niveau de vie, ont fini par réduire le Smic à une vieille lune. C’est simple, en termes réels, le salaire minimum américain a augmenté de l’après-guerre à 1968, et il n’a cessé de baisser de 1968 à aujourd’hui. Oui, depuis 68 !

Savez-vous par exemple quel est le dernier président américain à l’avoir revalorisé ? Un démocrate sans doute ? Barack Obama ? Bill Clinton, au moins ? Pas du tout ! C’est George W. Bush. Une mesure décidée en 2007 et appliquée en 2009. Or que s’est-il passé depuis 2009 ? L’indice boursier des 500 plus grandes sociétés, le « S&P 500 », a plus que triplé, la moyenne des rémunérations des patrons des plus grandes sociétés a plus que doublé, et l’inflation a augmenté les prix de 24 %, rognant d’autant le pouvoir d’achat de ce Smic.

Mais Joe Biden reprend le flambeau. Et il remet Roosevelt à la mode. Il veut doubler ce salaire minimal fédéral, pour le porter à 15 dollars de l’heure. Les 7,25 dollars actuels sont si bas que moins de 2 % des travailleurs américains sont rémunérés à ce tarif horaire ! Si Biden atteint son objectif, cela bénéficiera à 23 millions de personnes, soit un peu plus de 15 % de la population active. L’impact serait visible et, au passage, politiquement significatif pour un président qui a pour objectif la reconquête des catégories populaires.

Les républicains, dont il avait besoin pour faire passer cette réforme au Congrès, ont évidemment refusé de lui faire ce cadeau… Certains estiment sincèrement que la mesure ferait disparaître des emplois modestes. Typiquement, l’employé de restaurant qui vient remplir votre verre d’eau ou qui vous donne un coup de main dans une station-service. Mais la comparaison entre les États qui augmentent le revenu minimal et les États voisins qui ne le font pas n’a pas fait apparaître d’impact significatif sur l’emploi.

Selon une enquête de 2019, deux tiers des Américains sont favorables à cette mesure, et même 43 % des électeurs républicains. En novembre dernier, d’ailleurs, les habitants de Floride ont largement voté Trump. Mais au même moment, 60 % de ces électeurs ont approuvé par référendum l’augmentation du salaire minium dans leur État. Il sera porté justement à 15 dollars d’ici 2026. Visiblement, les temps changent.

Biden vient d’ailleurs de signer un executive order, autrement dit un décret présidentiel, qui impose 37 % d’augmentation du Smic à toutes les entreprises travaillant sous contrat pour le gouvernement fédéral. Et elles emploient des centaines de milliers de personnes !

Et par le haut ?

Mais ce qui fait le plus souvent scandale ces dernières années, c’est la croissance des très hauts salaires, celle que j’évoquais au début de cet épisode de L’AntiÉditorial. Un rapport rédigé pour un think tank progressiste, la Fondation Jean-Jaurès, préconise la création d’un nouveau mécanisme de redistribution, la « protection salariale garantie ». Derrière l’intitulé peut-être un peu pompeux, et même trompeur, on découvre une idée simple. Il s’agit de demander aux 5 % des Français les mieux rémunérés, soit 800 000 personnes, un transfert de revenus vers les 5 millions les plus modestes. Cela représenterait un transfert avant impôt de 7 milliards d’euros par an. Et les bénéficiaires recevraient une augmentation nette de 112 euros par mois.

L’intérêt de cette mesure ? Outre son efficacité évidente, elle n’alourdirait pas la masse salariale, et donc elle n’affaiblirait pas la compétitivité des entreprises. Et elle ne pèserait pas non plus sur la consommation. On attribue d’ailleurs la paternité de cette idée à un patron, Emmanuel Faber. Celui-ci aurait calculé que diminuer de 30 % le salaire des 1 % d’employés les mieux payés de Danone permettrait de doubler le salaire des 20 % les moins bien payés. L’histoire ne dit pas si c’est pour ce genre d’idées hétérodoxes qu’Emmanuel Faber a été successivement nommé PDG de Danone puis débarqué par les actionnaires !

Limiter les écarts

Depuis un an, deux députés socialistes, Dominique Potier et Boris Vallaud, multiplient les tribunes et les propositions. On trouve leurs idées ici ou encore . Ils sont les auteurs d’une proposition de loi « pour une limite décente des écarts de revenus », déposée le 16 juin 2020 sur le bureau de l’Assemblée. Il y a dix ans déjà, un livre écrit par deux économistes qui sont aussi des religieux, Cécile Renouard et Gaël Giraud, recommandait de limiter de 1 à 12 les écarts de revenus. C’est le « facteur 12 ». L’article 1 de la proposition de loi socialiste suggère un mécanisme fiscal simple pour inciter les entreprises à mettre en œuvre ce « facteur 12. »

« La crise du Covid, estiment les députés, agit comme le révélateur d’une fragilité et d’une interdépendance planétaire mais aussi sociale. En rendant visible le caractère vital de métiers mal rémunérés, l’épisode pandémique a permis d’ouvrir à nouveau un débat largement méprisé ces dernières décennies. » L’échelle des salaires, estiment-ils, n’est pas une sorte de fatalité et elle ne doit pas être une variable d’ajustement sur le dos de salariés ou une sorte de sous-produit de l’économie. « C’est un choix profondément politique qui traduit l’échelle des valeurs d’une société. »

C’est, en somme, une affaire de contrat social. Mais pour eux, c’est aussi un choix d’avenir pour une humanité en pleine prise de conscience écologique. « La démesure dans la concentration des richesses génère des modes de vie incompatibles avec un développement soutenable dans un monde aux ressources limitées ; l’appât du gain et le consumérisme mimétique nous enferment dans une normalité marchande qui épuise nos vies et la planète. »

Et si on partageait ?  

Dominique Potier, qui est député de Meurthe-et-Moselle, a également mené de juillet à décembre dernier avec une autre de ses collègues macronistes, Graziella Melchior, députée du Finistère, une mission d’information parlementaire sur le partage de valeur au sein des entreprises. Les deux élus en ont tiré un rapport très fouillé, qui a été présenté à l’Assemblée mais n’a pas eu, il faut bien le dire, tout l’écho qu’il mérite. Il est vrai que l’on a plus vite fait de critiquer les parlementaires absents de l’hémicycle que de s’intéresser à leur travail… Mais L’AntiÉditorial est justement là pour aller chercher les idées là où elles sont, même dans un tiroir !

Pas découragé, Dominique Potier a récemment repris le flambeau, rédigeant une note de synthèse vraiment très accessible. Il y a, explique-t-il, la face nord, celle de l’État-providence et de sa politique de redistribution. Elle contribue plus efficacement qu’on ne le dit à réduire les inégalités primaires. Les prélèvements obligatoires et les prestations sociales ont un impact très important. Mais ces transferts sont particulièrement élevés en France et il devient difficile d’alourdir la barque fiscale, surtout au moment il faut relancer l’économie.

Alors, le député préconise d’explorer ce qu’il appelle la face sud. Autrement dit, de réduire les inégalités à la source. Il voudrait imposer aux grandes entreprises une obligation de transparence sur leurs dix plus haut salaires et sur les écarts de rémunération. Il invite également à « lever le voile de la sous-traitance. » Il s’agirait d’imposer, au niveau européen cette fois, l’égalité de traitement des sous-traitants et des travailleurs ubérisés. Qu’ils soient payés comme les salariés des entreprises donneuses d’ordre serait une vraie grande réforme !

Autre outil proposé : limiter la part variable des rémunérations, les fameuses retraites-chapeau, les indemnités de départ et autres actions gratuites offertes aux mandataires sociaux. Cette rémunération variable, propose Dominique Potier, devrait aussi être conditionnée au respect des critères de responsabilité sociale et environnementale. Pas question d’augmenter le patron d’une main, et de faire un plan social ou de polluer de l’autre.

Tout cela vous semble révolutionnaire ou utopique ? C’est pourtant à peu près ce que préconisait un célèbre banquier américain, JP Morgan, au début du siècle dernier. Il ne faudrait pas, disait-il, que le patron gagne plus de vingt fois la rémunération moyenne de ses salariés. Désormais, les idées sont là, on dispose de tous les outils correctifs, il ne manque qu’un tout petit détail : la volonté politique.



Rapport pour la Fondation Jean Jaurès (2021)

Article de l’agence de presse Reuters (2021)

Proposition de loi (2020)

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Crédits photos : © Stéphane Grangier, © Gérard Louis