03 février 2022#33


La tech a-t-elle pris le pouvoir ?



La révolution technologique s’accélère. Et l’homme n’arrive plus à suivre. Un expert de la tech dresse le constat et propose des solutions. Quelles sont-elles ?

La tech, cette incomprise  

Azeem Azhar est un technophile, un vrai. Il a lancé quatre entreprises dans ce qu’on appelle la tech, et investi dans une trentaine de start-up. Il est connu aussi pour sa newsletter et son podcast Exponential View, qui cartonnent. Ce journaliste-entrepreneur tente de mêler sciences sociales et technologie. Il veut parler à la fois aux technos et aux néophytes. Son nouveau livre a le même titre que son podcast, Exponential. Il n’est pas encore publié en France, mais L’AntiÉditorial l’a lu. Azhar montre comment l’accélération des changements technologiques transforme notre société à tous les niveaux. De la vie quotidienne à la vie politique.

Nous pensons faussement que la technologie, c’est neutre. En somme, c’est comme un marteau ou une roue. Ce sont les utilisateurs qui en font quelque chose de bon ou de mauvais. Pour Azhar, rien de plus faux : les nouvelles technologies reflètent le mode de pensée et les structures de pouvoir de ceux qui les ont conçues. Il le résume en une formule choc : « Si l’humain est à l’image de Dieu, la technologie est à l’image de ses créateurs. »

Nous pensons aussi qu’il n’est pas nécessaire de comprendre. Il est vrai que ce n’est pas facile. Les décideurs ont du mal à suivre ce qui se passe dans la tech. Du coup, ils sont incapables de proposer des réponses politiques fortes à ces innovations. Et c’est un gros problème.

Informatique, biologie, énergie, industrie… dans ces quatre domaines, les nouvelles technologies sont inventées et généralisées à une vitesse toujours plus rapide, tout en devenant de moins en moins onéreuses. S’il fallait tracer un graphique de cette évolution de la technologie, elle suivrait une courbe exponentielle. Par contre, nos institutions, nos normes politiques, l’organisation de notre économie et de nos relations interhumaines changent beaucoup plus lentement, disons selon une courbe linéaire.

Face aux défis financiers, éthiques et sociaux posés par les nouvelles technologies, nous ne sommes pas paralysés, mais de plus en plus largués. Azeem Azhar appelle ce gouffre entre les technologies et nos sociétés « l’écart exponentiel ». Quant à notre période de développement technologique intense, c’est « l’Ère exponentielle ».

L’Ère exponentielle

Un exemple ? Le 9 décembre dernier, la Commission européenne a publié le brouillon d’une nouvelle loi. Elle veut donner de meilleurs droits aux travailleurs de la gig-working economy, en français les travailleurs à la tâche, comme les livreurs Deliveroo ou les chauffeurs Uber. Formidable, non ? D’ici 2025, plus de 43 millions de personnes devraient travailler pour une plateforme. Le hic, c’est que le problème date d’une dizaine d’années, et le texte n’est toujours pas voté. En attendant, les plateformes règnent en maître sur un « marché du petit boulot », chaque jour plus précaire.

Vous me direz que tout change, que les politiques finissent par réagir. Oui, mais justement. Pendant l’ère exponentielle, tout change très vite. Et l’homme n’arrive pas à suivre. C’est un peu ce qu’avait prophétisé Günther Anders dans son grand livre de 1956, L’Obsolescence de l’homme. Anders avait forgé le concept de « honte prométhéenne ». C’est un peu l’ancêtre de l’ère exponentielle.

Évidemment, les travailleurs très diplômés, surqualifiés, aux compétences requises par notre monde « technologisé », s’en sortent. Mais les travailleurs pauvres se précarisent. Pire, la technologie peut être utilisée pour mettre en place le « panoptique moderne » : des outils de surveillance de la main-d’œuvre, de management et d’optimisation automatisés.

Selon Azeem Azhar, Amazon utiliserait ce type d’outils et renverrait chaque année les 10 % les moins rapides de ses employés. Quant au travail en freelance, il menace rien de moins que les acquis sociaux des cent cinquante dernières années : congés payés ou horaires de travail. Et la part de valeur qui revient à la main-d’œuvre plutôt qu’au capital décline depuis les années 1980.

Une solution ? La tech !

Peut-on ralentir ? Impossible ! D’abord parce que les nouvelles technologies échappent à tout contrôle centralisé. Ensuite parce que le capitalisme libéral, tourné vers le profit, rend la chose peu probable.

D’ailleurs, même s’il était possible de freiner, ce ne serait pas souhaitable, selon le point de vue de l’auteur. Azhar est critique, mais il reste libéral et technophile. Pour résoudre de grands problèmes comme le changement climatique, il en est convaincu, on a besoin de développer rapidement des technologies. La meilleure option est donc de s’adapter.

Le « fossé exponentiel » peut se refermer en équipant nos institutions de sorte qu’elles s’adaptent au changement. Il faut réfléchir à une nouvelle façon d’organiser la société, afin que les technologies exponentielles bénéficient équitablement à chacun. Il faut refaçonner notre économie et notre société en même temps que les technologies décollent. Pour cela, il propose quatre principes.

Tout d’abord, la dignité des travailleurs : il faut refuser la technologie de management automatisée et inhumaine.

Ensuite, la flexibilité : on doit former les employés pour que leurs compétences ne deviennent pas obsolètes. Formations en ligne ou via des applis, communautés éducatives sur les réseaux sociaux… Miracle, c’est encore la technologie qui peut aider à résoudre les problèmes qu’elle a créés !

Troisièmement, la sécurité. L’auteur est favorable au revenu minimum universel, défendu par Thomas Piketty et bien d’autres. Il faut protéger les salariés du préjudice causé par la flexibilité.

Pour finir, l’équité. Les employeurs doivent proposer des formations, passerelles vers des jobs mieux rémunérés. Les salaires minimaux doivent être renégociés. Il faut imposer des syndicats dans les entreprises technologiques.

Un enjeu mondial

Azhar plaide aussi pour de nouvelles façons de faire la diplomatie. Le Digital minilateralism en est un exemple. Pour faire simple, en attendant le grand soir, c’est un format souple de coopération entre quelques États avancés. L’idée n’est pas neuve. Elle remonte à un article de Moisés Naim, paru en 2009 dans la revue Foreign Policy, dont il était le rédacteur en chef : « Nous devrions mettre sur la table le plus petit nombre possible de pays nécessaires pour avoir le plus grand impact possible sur la résolution d’un problème particulier. »

Plus ambitieux mais plus utopique, le politologue Ian Bremmer plaide depuis quelques années pour la création d’une organisation mondiale du data, c’est-à-dire des données numériques, en anglais World Data Organization. Sa mission serait de coordonner la réponse aux problèmes posés par la tech. En particulier la protection des données, l’intelligence artificielle et la propriété intellectuelle.

L’organisation mondiale du data ne serait pas antitech. Elle favoriserait le transfert des données primordiales, utiles pour la médecine, l’agriculture, l’environnement et la recherche. Elle ferait tomber les « frontières digitales » qui se dressent de plus en plus entre les pays, qui commencent à vouloir contrôler leur internet et ce à quoi les autres pays ont accès. Utopie ou urgence absolue ? Si l’on veut combler le « gouffre exponentiel », il va falloir s’y mettre.

 



Article publié dans le magazine Forbes. (2019).

Azhar, A. (2021). Exponential. Random House Business

Article publié dans le journal The Guardian. (2021).

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Crédits photos : © Stéphane Grangier @ Umberto & Possessed-Photography / Unsplash