30 septembre 2021#18


L’écoféminisme va-t-il révolutionner la politique ?



Le succès de Sandrine Rousseau au premier tour de la primaire écologiste impose une nouvelle thématique dans le débat public. Cette thématique, c’est « l’écoféminisme ». L’AntiÉditorial vous explique pourquoi cette idée vieille d’un demi-siècle redevient actuelle. Et ce qu’elle signifie en vrai. Au-delà des polémiques…

Culture du clash  

L’écoféminisme, il faut bien le dire, c’est la culture du clash, du rapport de force destiné à faire vaciller « le patriarcat ». On peut le « pitcher » en deux petites phrases chocs, ultra-polémiques. La première phrase, c’est celle de Sandrine Rousseau : « L’écologie, c’est pas des hommes blancs à vélo dans des villes. » Une formule choc qui n’est peut-être pas une bourde, mais plutôt un propos calculé, calibré pour délégitimer d’un seul coup Éric Piolle et Yannick Jadot, qui sont alors ses deux concurrents à la primaire.

La deuxième phrase, on la doit à l’Indienne Vandana Shiva, une militante anti-OGM dont on s’arrache les conférences dans le monde entier. Citons-la : « Dire que les fermiers devraient être libres de cultiver des OGM, c’est comme dire que les violeurs ont la liberté de violer. » L’AntiÉditorial a vérifié, c’est ce qu’elle a écrit en 2013 sur son compte Twitter. L’écoféminisme fera-t-il de tout homme un adversaire ? De tout contradicteur un oppresseur ? De tout opprimé un allié ?

Les sources d’Eaubonne

Le paradoxe de l’écoféminisme, c’est qu’il a deux sources… l’une féministe et l’autre écolo.

La source féministe, c’est Françoise d’Eaubonne, une militante lesbienne des années 1970, passée par la Résistance, le parti communiste, l’opposition à la guerre d’Algérie, puis la première candidature écologiste à la présidentielle, celle d’un homme, René Dumont. L’engagement de Françoise d’Eaubonne, née Françoise Marie-Thérèse Piston d’Eaubonne, est anticapitaliste. Elle cherche à déraciner un imaginaire patriarcal vieux de plusieurs millénaires et né, selon elle, de l’invention de la charrue. Pour elle, il faut à la fois enrayer le productivisme et cesser le « lapinisme », autrement dit la croissance démographique au nord comme au sud. D’où sa participation à la fondation du MLF et du Front homosexuel d’action révolutionnaire. Il faut casser le désir d’expansion illimité, qui serait un imaginaire patriarcal. D’où, aussi, sa participation à l’attentat contre la centrale nucléaire de Fessenheim, alors en construction. On le voit, l’écoféminisme n’a rien à voir avec la bergerie de Marie-Antoinette.

Pour d’Eaubonne, l’exploitation de la terre, l’exploitation capitaliste, l’exploitation coloniale et l’exploitation de la femme, c’est tout un. « Ni la lutte des sexes ni la lutte des classes ne pourra atteindre son but si l’une des deux se coupe de l’urgence écologique. » Vous l’avez remarqué au passage : l’écoféminisme, c’est d’abord un néomarxisme. En rupture avec la culture productiviste, certes… fâché avec le PFC, soit… mais fondé sur la lutte des classes.

Pour d’Eaubonne, « tout combat qui va au bout de soi-même rencontre tous les autres ». C’est exactement ce que l’on appelait « convergence des luttes ». La gauche de la gauche, du moins celle qui donne le la dans beaucoup de campus ou sur les réseaux sociaux, parle aujourd’hui « d’intersectionnalité ». Sauf qu’à l’époque, dans les années 1970, la question de l’islam, de l’islamisme et de l’islamo-gauchisme ne fait pas partie de l’équation.

Aujourd’hui, cela donne ces propos de la candidate Sandrine Rousseau, dans la même interview politique au média Backseat : « Je crois beaucoup dans le rôle des femmes dans les années à venir, parce que je crois que les femmes, par leur assignation de genre dans la société, mais comme les personnes noires, comme les personnes musulmanes, sont résistantes. » 

Les ouvrages de Françoise d’Eaubonne ont été lus, attaqués par les féministes, oubliés puis redécouverts et réédités, notamment Le Féminisme ou la mort et surtout Écologie et féminisme. Mais j’en viens maintenant à l’autre source de l’écoféminisme, la source écolo.

La star Vandana Shiva

Vandana Shiva est une grande voix de l’agroécologie en Inde et l’une des grandes figures des mouvements antimondialisation. Elle s’est fait connaître par sa lutte contre la déforestation, son soutien aux petits paysans et son combat victorieux contre les OGM en Inde. Elle a cosigné avec une sociologue allemande un livre intitulé, justement, Ecofeminism. Militante efficace et redoutable communicante, elle a publié beaucoup d’essais influents, par exemple 1 %, reprendre le pouvoir face à la toute-puissance des riches (Éd. Rue de l’échiquier, 2019).

Vandana Shiva a ses têtes de Turc, notamment Bill Gates. Elle dénonce le « philanthropocapitalisme ». Derrière la générosité des milliardaires se cachent, estime-t-elle, profil, contrôle et accaparement. « Il s’agit d’un modèle économique d’investissement et d’un modèle politique de contrôle qui étouffent la diversité, la démocratie et les solutions alternatives et qui, en attribuant des aides financières, exercent une domination et valent de nouveaux marchés et monopoles. »

Elle a aussi ses détracteurs et ses détractrices, qui dénoncent ses positions antiscientifiques. De l’intérieur même du mouvement féministe pleuvent d’ailleurs les critiques sur les « replis mystiques régressifs » et le « dénigrement de la raison », qui seraient la marque de l’écoféminisme. Celui-ci, en fait, serait trop spirituel et pas assez politique, trop anar et pas assez structuré… Bref, d’Élisabeth Badinter à Luc Ferry, les contestations pleuvent.

Nulle part et partout

Clash des slogans, fractures dans le monde écolo, alliances sulfureuses entre la « génération Adama » et la « génération climat »… l’écoféminisme n’est pas un long fleuve tranquille. Jusqu’à quel point ces idées sont-elles dans l’air du temps ?

Au nord, les marches pour le climat et le mouvement #MeToo ont des traits générationnels et militants communs. Au sud, les combats environnementaux contre l’exploitation minière ou la déforestation sont souvent portés par des femmes. Notamment des femmes indigènes.

Jeanne Burgart-Goutal a publié en 2020 Être écoféministe – théories et pratiques, aux éditions de l’Échappée. Cette jeune prof de philo est aussi l’auteure d’un long et passionnant article de la revue Multitudes. Elle souligne les paradoxes de ce phénomène : une « lame de fond » déferle « dans l’ignorance quasi-totale de l’écoféminisme, de son histoire, de son corpus et même de son existence ». Même le courant antispéciste ou le féminisme intersectionnel, black ou décolonial semblent souvent l’ignorer.

Autre paradoxe relevé par l’auteure : ce courant qui veut tout relier n’a aucune unité interne. Il va de la théologie au New Age en passant par les manifestes révolutionnaires, l’écologie conservatrice, du militantisme malthusien au rejet de la pilule. « Les pratiques écoféministes brouillent les cartes entre activisme altermondialiste, écospiritualité alternative ressuscitant le culte païen de la Terre-Mère, performance artistique » ou théorie réformiste du care.

Ça passe au cinéma

Et pourtant, sans que l’on s’en aperçoive vraiment, les idées écoféministes sont entrées dans la culture mainstream. Elles passent même au cinéma, et sur grand écran ! Voyez le dessin animé, avec Princesse Mononoké de Miyazaki ou Vayana de Disney. Les héroïnes sont des femmes d’action, la cause c’est la nature, l’adversaire, c’est l’exploitation.

De même dans Avatar, le blockbuster de science-fiction de James Cameron. Une thématique écoféministe typique traverse le film : l’héroïne, Zoe Saldana, est une actrice américaine aux origines à la fois noire et latina. L’histoire est celle d’un peuple premier qui résiste à l’implacable complexe militaire et à l’insatiable besoin énergétique des hommes. Les indigènes Na’vis possèdent de longs filaments grâce auxquels ils peuvent communiquer avec les animaux et les plantes, par la pensée et les sensations. C’est le tsaheylu, ce qui signifie « faire le lien ». En plein dans le mille ! À tel point que les recettes d’Avatar furent les plus importantes jamais amassées au box-office. Cela montre que le capitalisme peut tout récupérer, même l’écoféminisme qui le combat !



Burgart-Goutal, Jeanne. (2020). Être écoféministe – théories et pratiques. L’Échappée.

Shiva, Vandana & Mies, Maria. (1999). Écoféminisme. L’Harmattan.

Article publié dans le journal La Croix (2021)

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Crédits photos : © Stéphane Grangier, © Greenbox