29 avril 2021#2


Mangez des frites, c’est bon pour la santé !

L’AntiÉditorial, ce sont des idées fraîches. Mais aujourd’hui, les grands débats de société naissent aussi dans les laboratoires de recherche. Cette semaine, nous partons de l’autre côté des Pyrénées, où la science aurait fait de curieuses découvertes…



« Mangez des frites, c’est bon pour la santé ! » Avouez que si on voyait s’afficher ce slogan dans une campagne de pub, disons pour une chaîne de fast-food, ça ferait pas mal causer. On penserait qu’il s’agit d’un détournement satirique et grinçant. Pourtant, si L’AntiÉditorial a choisi de vous parler cette semaine des vertus diététiques des frites et des fritures, c’est à la lumière de la science.

Et c’est en lisant El País, le grand quotidien espagnol, que j’en ai découvert l’existence il y a quelques jours. Je traduis le titre de l’article : « Une étude révèle l’effet bénéfique de la friture sur la santé. » Vous le voyez, le slogan « Mangez des frites, c’est bon pour la santé ! » s’avère donc beaucoup plus sérieux qu’il n’en a l’air. D’autant que la recherche en question est réalisée par l’Institut de la graisse (Instituto de la Grasa) qui n’a rien de fantaisiste, puisqu’il dépend de l’équivalent de notre CNRS.

Des frites, soit.

Mais dans quelle huile ?

Soyons clairs, et ne fâchons personne : il y a frites et frites. Et de même, il y a huile et huile. Plus précisément, il y a huile végétale et huile végétale. Notons donc tout de suite que l’étude que j’évoque dans cet épisode de L’AntiÉditorial ne porte que sur l’huile d’olive, et plus précisément sur l’huile de grignon d’olive.

On ne va pas rentrer ici dans tous les détails. Disons que vous connaissez sans doute l’huile d’olive extra-vierge, extraite à froid de la première pression des olives et dont le taux d’acidité est inférieur à 0,8 %. C’est celle que vous mettez dans votre salade de tomates, du moins je l’espère.

Mais quand on centrifuge la récolte, ou quand on presse mécaniquement le fruit, on n’en tire pas plus de 20 %. Le reste – pulpe, peau, noyau – forme une sorte de purée composée de tous les résidus, dont encore un peu d’huile. C’est ce qui, après une deuxième pression et l’utilisation de solvants, va servir à produire l’huile raffinée. Cette huile raffinée, les Espagnols l’appellent aceite de orujo, les Italiens olio di sansa di olivo, et les Français « huile de grignon d’olive ». Mélangée à l’huile vierge ou extra-vierge, elle servira dans les fritures. On l’emploie dans l’industrie agroalimentaire, dans les restaurants ou dans les foyers peu fortunés, dans les contrées où l’huile d’olive fait partie de la culture gastronomique. Certes, je ne vous cache pas que chez moi, dans le Sud-Ouest, en matière de patates, on a plutôt un faible pour la graisse d’oie… Mais ceci est une autre histoire !

Au fait, que dit l’étude ?

Oui, ceci est une autre histoire, car l’étude que j’évoque ici ne porte pas sur les recettes de votre grand-mère, mais sur trois produits surgelés de grande consommation : les frites, les croquettes de poulet panées sans huile de précuisson et les nuggets. Ce qui est logique pour une huile qui n’est pas destinée à la haute gastronomie, mais plutôt à ce que l’on appelle pudiquement l’entrée de gamme.

L’étude entend démontrer que les composants bioactifs présents dans l’huile de grignon d’olive ne disparaissent pas à la cuisson. Ils vont se transmettre aux aliments. Malgré ses allures coupables, votre plat va donc être enrichi par tous ces composants, qui ont un intérêt nutritionnel et sanitaire (effets contre l’hypertension, antidiabétique, anti-inflammatoire, anticholestérol…). De ce point de vue, l’huile d’olive serait supérieure à l’huile de tournesol (voir la comparaison effectuée ici).

Selon les chercheurs, la cuisson de ces aliments dans l’huile de grignon d’olive améliore le profil lipidique du plat. Avec la friture, le taux de graisse augmente, ce qui est logique, mais la quantité d’acides gras saturés diminue, ce qui est une bonne chose. D’autre part, la friture enrichit l’aliment en composés antioxydants. Résistant largement à la cuisson, ils peuvent alors jouer un rôle positif pour la santé cardiovasculaire (diminution du taux de « mauvais cholestérol »).

En d’autres termes, ne laissez pas vos enfants lire L’AntiÉditorial, sinon ils pourraient désormais vous réclamer frites et poisson pané (également frit) en arguant du fait que c’est bon pour la santé.

D’abord, la friture fait fuir

Mais soyons clairs : les études sur la friture s’avèrent rarement positives, qu’il s’agisse du cancer de la prostate, du diabète ou de l’obésité. Citons cette étude parue en juin 2017 dans The American Journal of Clinical Nutrition. Les chercheurs ont suivi la consommation de pommes de terre de quelque 4 400 personnes pendant huit ans. Au terme de l’étude, 236 individus étaient morts. La consommation de frites, à raison de deux fois par semaine minimum, doublerait le risque de mortalité. Or, ce n’est pas la bonne vieille patate qui serait en cause, mais le fait de la frire.

La presse féminine, les décideurs de la santé et l’opinion publique ont tellement intégré cela que l’on constate désormais des répercussions sur la grande consommation. Prenez, par exemple, les fabricants de petit électroménager. Ils savent bien que les enfants aiment toujours autant les frites mais que les parents surveillent toujours plus leur ligne, sont partis en guerre contre l’huile de friture et contre cette tenace odeur qui se répand malheureusement dans leur salon.

La marque Seb, par exemple, voyait venir le moment où son usine de fabrication de friteuses d’Is-sur-Tille, en Côte-d’Or, allait disparaître. Cette entreprise française particulièrement dynamique a alors misé sur l’innovation et lancé en 2007 Actifry, une friteuse presque sans huile. Celle-ci a rencontré un énorme succès et sauvé non seulement l’usine, mais aussi l’entreprise, dirigée par un patron, Thierry de la Tour d’Artaise, qui croit dans la recherche et le développement et veut maintenir le made in France. Depuis, les concurrents ont suivi, et notamment Philips avec sa gamme Airfry. L’air chaud pulsé fait désormais saliver.

Oui, mais l’huile d’olive, c’est bon.  

Paradoxe : si la friture fait fuir, l’huile fait frétiller. Certes, en Espagne, il y a eu le scandale de l’huile frelatée, qui a fait plusieurs centaines de morts. C’était il y a quarante ans, juste après la dictature franquiste. L’affaire a laissé des traces. Pour le reste, cela fait longtemps que l’on vante les qualités de l’huile d’olive, sous sa forme crue. Vous avez sans doute entendu parler du fameux régime méditerranéen. Ou même, plus particulièrement, du régime crétois : vous savez, quand vous buvez chaque matin un verre d’huile d’olive avant de partir en mer ou de garder les chèvres dans la montagne. On en parlait déjà dans les années 1960. Il paraît que grâce à cette diète, les Crétois vivaient très vieux. De très nombreuses études soulignent ses vertus en matière de prévention des maladies cardiovasculaires, voire de perte de poids.

Mais d’où viennent ces vertus ?

D’abord, l’huile d’olive extra-vierge a juste été pressée, décantée et filtrée. Elle n’a pas subi de processus de raffinage. On n’y a rien rajouté. C’est, finalement, un pur jus de fruits.

Il y a une autre raison, moins écolo mais scientifiquement plus importante. L’huile d’olive contient des graisses, évidemment. Mais aussi toutes sortes de composés minoritaires qui jouent un rôle essentiel : des phénols, des stérols, des pigments, de la vitamine E, ou encore des composés aromatiques dont certains demeurent parfois mal connus… Minoritaires, voire très minoritaires, puisqu’ils ne représentent que 1 % ou 2 % de la masse. Toutefois, comme on sait depuis Lénine, pas besoin d’être majoritaire pour écrire l’Histoire, qu’elle soit politique, gastronomique… ou sanitaire.

Concrètement, dans l’huile d’olive extra-vierge pressée à froid, une trentaine de polyphénols sont à l’œuvre. Ils agissent comme antioxydants et nous permettent de lutter contre les regrettables effets du vieillissement sur notre cœur et notre cerveau. Mais on a découvert aussi que les polyphénols ont un rôle positif dans le renforcement de notre système immunitaire, notamment comme une sorte de fertilisant du microbiome qui peuple notre intestin, un organe dont on a découvert depuis quelques années le charme discret.

L’huile, d’accord, mais la friture ?

Après avoir établi les vertus de l’huile extra-vierge première pression à froid et consommée crue, des études s’emploient à élargir le champ, dans une double direction. D’abord pour réhabiliter l’huile de grignon d’olive, qui a mauvaise réputation après un scandale alimentaire il y a vingt ans. On avait trouvé dans certains lots des résidus de benzopyrène – un solvant qui s’avère cancérigène s’il n’est pas éliminé au cours du raffinage – ce qui avait inquiété beaucoup de pays européens. L’enjeu est donc de trouver des qualités nutritives, ou mêmes diététiques, à l’huile frite, principal débouché alimentaire de l’huile de grignon d’olive. Ainsi en 2020, une étude espagnole menée sur des souris formule « l’hypothèse » que cette huile de grignon d’olive aurait « une potentielle action neuroprotectrice et anti-inflammatoire » utile dans la prévention de la maladie d’Alzheimer.

D’ailleurs, il existe une autre tendance de fond. Alors que les graisses ont été considérées comme l’ennemi public numéro un pendant toute la seconde moitié du XXe siècle, beaucoup d’études ont relativisé leur rôle, en montrant la complexité des questions de cholestérol, puis celle des graisses saturées, puis en montrant que le problème serait moins la présence de graisse que la qualité des aliments dans lequel elles entrent, autrement dit dans l’industrie de la malbouffe.

En 2016, aux États-Unis, une enquête du New York Times a montré comment le lobby du sucre avait déployé pendant des décennies de considérables efforts pour orienter la recherche sur la piste des graisses et relativiser le rôle du sucre. L’enquête éclaboussait considérablement la prestigieuse université de Harvard et une non moins prestigieuse revue scientifique, The New England journal of Medicine. Le titre de l’article était on ne peut plus clair : « Comment l’industrie du sucre a détourné l’attention vers le gras. »

Ces études sont-elles fiables ?

Certaines de ces études sont évidemment relatives. Ce n’est pas que leurs données soient trafiquées ou les chercheurs corrompus. Il y a une foule d’autres raisons. Parfois triviales : si on trouve ce que l’on cherche, on ne cherche pas ce que l’on ne veut pas trouver. Et puis il peut y avoir des objections méthodologiques. Qualité de l’huile, température, filtrage, nombre de fritures faites avec la même huile, utilisation d’une poêle ou d’une friteuse, type de friteuse… les études sur la friture reposent sur des paramètres de laboratoire qui ne sont pas exactement ceux de votre cuisine. Autre aspect : l’étude qui met en avant les effets bénéfiques de l’huile d’olive pour la prévention des accidents cardiovasculaires est réalisée sur une population espagnole, donc avec certaines caractéristiques génétiques, qui ne sont peut-être pas tout à fait celles des Chinois, des Suédois ou des Américains.

Science ou business ?

Chez nous, on consomme moins de deux litres d’huile d’olive par personne et par an, contre dix de l’autre côté des Pyrénées. À l’échelle mondiale, la France produit moins de 1 % de l’huile d’olive, tandis que l’Espagne, avec plus de 40 %, est le leader incontesté du secteur. Elle exporte même 85 % de sa production d’huile de grignon d’olive. C’est donc, pour la péninsule ibérique, un enjeu agricole et économique, mais aussi culturel et même identitaire.

Alors oui, bien sûr, dans ce pays, l’étude sur les bienfaits de la friture à l’huile d’olive a suscité pas mal de critiques, comme sur ce fil Twitter d’un nutritionniste très influent, Aitor Sánchez García. Soyons francs : le principe de L’AntiÉditorial est de remonter aux sources directes des idées et de ne pas se contenter de vagues résumés. J’ai donc cherché à consulter les résultats complets, mais ils ne sont pas encore publiés, ce qui est tout de même gênant.

Pour comprendre ce que dit vraiment l’étude, il faut donc compléter les infos publiées par les médias hispaniques par la vidéo où s’exprime María Victoria Ruiz Mendez, la scientifique qui a conduit l’étude, par ce fil Twitter, ou celui-ci, et surtout sur par cet article détaillé et bien informé. Il n’empêche que, dans un pays très divisé sur beaucoup de sujets identitaires, elle a été très relayée par les grands médias, et de manière plutôt enthousiaste. Peut-être aussi parce que cela « fait du clic ». L’AntiÉditorial n’a pas l’ambition d’étudier scientifiquement les études scientifiques. On se contente ici de souligner qu’elles participent désormais largement au débat d’idées, au débat de société, avec tous ses biais éventuels.

Pour finir, je vous laisse avec cette pensée du célèbre chef catalan Ferran Adria, grand chercheur en cuisine dite moléculaire : « Comme il est facile de faire une friture ! Mais combien il est difficile de faire une bonne friture ! » Voilà qui mériterait une étude indépendante, avec dégustation à l’aveugle…

C’est tout ? Oui et c’est à la fois peu et beaucoup. Pour comprendre ce qui se joue, il faut regarder l’ensemble du paysage. L’étude espagnole participe à un long effort de dédiabolisation. C’est en fait une simple bataille dans une longue guerre alimentaire.


Partager sur Facebook Partager sur Twitter Partager sur LinkedIn Partager par Email

Crédits photos : © Stéphane Grangier, © Bodnar Tarar / Adobe Stock