23 septembre 2021#17


Pourquoi la honte est à la mode



Honte à vous ! C’est la honte ! Balance ton porc ! Name and shame ! Voilà des expressions françaises ou anglaises qui sont dans l’air du temps. La honte était un sentiment. Elle est désormais une passion politique et devient le moteur du changement sociétal. L’AntiÉditorial est fier de vous en parler. Car c’est l’un des sujets de la rentrée des idées.

La honte est partout  

« La honte ! » C’est ce que crie l’actrice Adèle Haenel lorsque l’académie des César, en 2020, couronne le réalisateur Roman Polanski. Le chrétien doit éprouver « la grâce de la honte », ose prêcher le pape François. Quand aux entreprises, elles surveillent leur e-réputation, autrement dit l’image que l’on laisse sur les moteurs de recherche. Cela n’a pas échappé à Frédéric Gros, qui décortique ce phénomène. L’essayiste le constate : « la honte est l’affect majeur de notre temps, le signifiant des luttes nouvelles. On ne crie plus à l’injustice, à l’arbitraire, à l’inégalité. On hurle à la honte. »

Frédéric Gros est philosophe et professeur à Sciences Po. Il a écrit sur des sujets aussi variés que la marche et la désobéissance. Son essai sur la honte capte un élément fondamental de notre culture. Présent depuis l’Antiquité, de la Bible à Platon, il est devenu une composante essentielle de l’air du temps. Y compris de l’atmosphère politique. D’où le titre de son livre, La honte est un sentiment révolutionnaire, qui vient de paraître chez Albin Michel. C’est ce que Karl Marx avait prophétisé, dans une lettre écrite en 1843 : « la honte est déjà une révolution ; La honte est une sorte de colère, la colère rentrée. Et si toute une nation avait tellement honte, elle serait comme le lion qui se ramasse sur lui-même pour bondir. »

« Honte » contre « fierté », name and shame contre Gaypride, voire cathopride, voilà l’époque, voilà le champ de cette nouvelle militance. Le développement personnel, d’ailleurs, nous invite à l’estime de soi. On nous conseille de ne plus avoir honte de nous-mêmes. « J’assume », ou même l’impératif « assume ! » – voilà une ou des expressions un peu agaçantes, mais devenues très fréquentes. Frédéric Gros relève d’ailleurs des tics de langage familiers, des expressions toutes faites, comme « la honte doit changer de camp ». Notre société, explique-t-il, est traversée par « un cri », un cri qui cherche à atteindre les violeurs, les auteurs d’inceste, les milliardaires, les pollueurs. Oui, vraiment, on carbure désormais à la honte.

C’est quoi la honte ?

Mais au fait, qu’est-ce que la honte ? Retenons la définition que propose Descartes dans son Traité des passions de l’âme : « La honte est une espèce de tristesse fondée sur l’amour de soi-même et qui vient de l’opinion ou de la crainte d’être blâmés. » Autrement dit, elle se distingue de la culpabilité. Elle tient essentiellement au regard des autres. « C’est une tristesse molle aux ressorts narcissiques », dit notre auteur. Je peux commettre un acte qui n’a rien d’un délit et je peux ne pas me sentir coupable, mais je serais ennuyé que mes collègues ou mes voisins l’apprennent. On peut éprouver de la honte sans ressentir aucun remords. Mais on peut aussi préférer mourir et se suicider plutôt que de subir la honte, alors même que l’on n’a rien à se reprocher, comme la Romaine Lucrèce après avoir été violée. C’est dire la force de ce sentiment.

Honte partout ou nulle part ?

Signe de sa banalisation, l’efficacité réelle du Name and shame est désormais discutée dans les magazines féminins. Rappelons que le Name and shame, autrement dit « nommer et faire honte », c’est le fait de publier une liste d’entreprises ou de personnes dont le comportement est jugé honteux : des mauvais payeurs, par exemple. Mais le phénomène militant est déjà victime de son succès. En Grande-Bretagne, c’est une ministre qui veut que la police publie le nom des consommateurs de drogues en ciblant les classes moyennes, jugées peut-être plus sensibles au qu’en-dira-t-on.

Même le coronavirus est assaisonné à la sauce de la honte. Cet été, le gouvernement japonais a rendu publics les noms de personnes qui n’auraient pas respecté la quarantaine obligatoire après être rentrées d’un séjour à l’étranger. Une stratégie de communication qui est aussi un peu une manœuvre de diversion. La gestion japonaise de la pandémie est de plus en plus critiquée depuis les Jeux olympiques et la popularité du Premier ministre est au plus bas. Mais la politique n’explique pas tout. Des anthropologues ont pu présenter la société japonaise comme une « culture de la honte » très différente de notre culture, une « culture de la faute » : peur du regard de l’autre contre crainte du jugement divin.

Toutefois, en France aussi, le gouvernement a joué la carte du Name and shame sur fond de coronavirus. Pour la ministre du Travail, Élisabeth Borne, il s’agissait de publier la liste des entreprises qui ne pratiquaient pas suffisamment le télétravail. Comme le relève alors L’Opinion, Emmanuel Macron est friand de ce ressort, qu’il a utilisé quand il était à Bercy, puis durant sa campagne électorale. Il l’avait promis : « Nous publierons le nom des entreprises qui ne respectent pas l’égalité salariale entre les femmes et les hommes. » L’exemple du coronavirus, au Japon comme en France, montre toutefois que les gouvernements préfèrent souvent laisser planer la menace que de la mettre systématiquement à exécution. La peur d’avoir honte est le commencement de la docilité. Les Japonais n’ont eu à publier que le nom de trois personnes.

À consommer avec modération

Mais attention ! L’usage contagieux de la honte peut provoquer des ravages et confiner au lynchage. Un tweet malheureux peut déchaîner un torrent de haine et vous faire perdre pied. C’est ce qui est arrivé à une Américaine, Justine Sacco, dont le journaliste Jon Ronson a raconté le parcours en 2015 dans un livre dont la traduction française s’intitule justement La honte ! Cette forme insidieuse de contrôle social, se demande alors Ronson, quand des milliers d’anonymes peuvent se déchaîner contre quelqu’un qu’ils ne connaissent pas, seraient-ce les nouveaux jeux du cirque ?

La tendance peut en effet conduire à des abus. C’est ce que l’on a pu reprocher au mouvement #MeToo, y compris dans une perspective féministe. D’autant qu’en France, l’intitulé du hashtag #BalanceTonPorc insiste clairement sur la honte faite à l’agresseur. À la différence de #MeToo, qui se place du point de vue de la victime. « La culpabilité ne se décrète pas sur les réseaux sociaux », pense l’avocate Marie Dosé. Pour elle, « une démocratie se doit de combattre l’arbitraire avant l’impunité ». Sans quoi « l’arbitraire change de camp ». En d’autres termes, faut-il être fier de faire honte ou avoir honte d’en abuser ? Voilà une question presque philosophique.



Ronson, Jon. (2018). La Honte ! Éditions Sonatine.

Gros, Frédéric. (2021). La honte est un sentiment révolutionnaire. Albin Michel.

Article publié dans le journal L’Opinion (2021)

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Crédits photos : © Stéphane Grangier, © Georges Biard