16 juin 2022#51

Pourquoi souriez-vous ?



La Joconde entartée ! Ce récent attentat commis au musée du Louvre contre le tableau le plus célèbre du monde nous le rappelle : sourire n’est pas toujours une partie de plaisir. D’ailleurs, on se demande depuis des siècles à quoi pense Mona Lisa.

Mais la question va bien au-delà du fait divers. Ce n’est pas un hasard si elle surgit alors que nous enlevons nos masques anti-Covid, retrouvant justement notre capacité à sourire en public. D’ailleurs, plusieurs études récentes, dont celle de l’anthropologue David Le Breton, se penchent sur le mystère le plus humain qui soit.

Oui, le mystère ! Car l’énigme de la Joconde est emblématique aussi de ces ambiguïtés. Le sens du sourire change du tout au tout selon les personnes, les époques et les civilisations.

Quand le sourire montre les dents

La Révolution française a commencé par un sourire. La Révolution, la vraie, celle dont nous connaissons plutôt l’autre visage, celui de la Terreur. Ce sourire, à la foi féminin et féministe, c’est celui d’Élisabeth Vigée-Lebrun. Il a été exposé pour la première fois au Salon de 1787. Et aujourd’hui il est accroché au musée du Louvre.

Vigée-Lebrun n’est pas n’importe qui, c’est la portraitiste de la Reine, de Marie-Antoinette. Mais à l’époque, son travail surprend et choque. L’artiste se peint elle-même, avec sa fille dans ses bras. Soit ! Passe qu’une femme ose réaliser un autoportrait… Même si c’est peu fréquent, elle n’est pas la première, loin s’en faut. Passe encore qu’elle choisisse de souligner l’importance de l’enfant et de l’affection, de l’intime et du spontané, aux dépends de sujets plus édifiants ou plus sérieux…

Mais voilà : la mère sourit la bouche ouverte. Et c’est ce détail qui, franchement, suscite l’indignation. En effet, montrer ses dents est jusque-là jugé extrêmement vulgaire. C’est une attitude réservée au bas peuple. Ou alors aux enfants. Si une personne de qualité remue ses zygomatiques, elle garde les lèvres serrées.

Un critique d’art de l’époque, Barthélemy Mouffle d’Angerville, s’offusque de la pose choisie par Vigée-Lebrun : « Une mignardise que réprouvent également et les artistes et les amateurs et les gens de goût, dont il n’y a point d’exemple chez les anciens, c’est qu’en riant elle montre les dents. Cette affectation est surtout déplacée dans une mère : elle ne compasse point de la sorte ses mouvements et se livre sans mesure à tout l’excès de son tendre enthousiasme. »

Colin Jones, professeur émérite d’histoire culturelle à l’université Queen Mary, à Londres, a consacré deux ouvrages à ces deux pôles extrêmes de la fin du XVIIIe siècle, le sourire qui émancipe et la Terreur qui éradique, The Smile Revolution : In Eighteenth-Century Paris (Oxford University Press, 2014) et The Fall of Robespierre: 24 Hours in Revolutionary Paris (Oxford University Press, 2021).

Dans un article tout récent, Jones rappelle que la révolution picturale est aussi une révolution médicale. Au XVIIIe siècle, Paris est à la pointe du traitement dentaire. Au point que « dentiste », le mot français inventé vers 1720, est passé tel quel dans la langue anglaise. Deux siècles et demi avant les influenceuses d’Instagram ou de TikTok, le sourire est un produit français d’exportation. Un produit à la fois technique et artistique, médical et culturel, nous dirions aujourd’hui hard power et soft power. Son succès sera de courte durée, évidemment, car la Révolution, la vraie, le fera passer de mode. Il n’empêche. Aujourd’hui encore, la France possède deux des plus célèbres sourires de l’histoire de l’art. Le premier est l’Ange de la cathédrale de Reims, sculpté entre 1236 et 1246. Le second est, évidemment, celui de la Joconde, peinte en 1503. Le récent entartage de Mona Lisa montrent à quel point ces sourires continuent de fasciner.

Le sourire de notre meilleur ami

Et cette fascination vient de loin, comme le montre une étude qui vient d’être présentée à Philadelphie au congrès Experimental Biology. L’homme ne s’est pas seulement efforcé de représenter le sourire à travers l’œuvre d’art, à travers la Joconde. Il l’a également cherché chez son meilleur ami… le chien. C’est en tout cas ce qu’entendent démontrer les deux auteures, Anne Burrows et Kailey Omstead, de la Duquesne University, une institution catholique de Pittsburgh, aux États-Unis.

Selon Burrows et Omstead, « les humains ont domestiqué les chiens en prêtant attention aux expressions faciales qu’ils produisent, en sélectionnant un ensemble de mouvements faciaux.  Les chiens domestiques et les humains sont capables de comprendre avec précision les expressions faciales de l’autre et les mouvements autour des yeux chez les chiens sont très appréciés par les humains. Cette capacité unique et mutuelle à traiter avec précision les expressions faciales fait partie du lien entre le chien et l’homme. »

Comparer les différences entre les visages des chiens et ceux des loups est « fondamental » pour comprendre les processus de domestication des animaux, l’évolution du chien et les origines du comportement humain. Et ce depuis le Paléolithique supérieur !

Les chiens possèdent une musculature faciale plus sophistiquée que celle des loups. Les chercheuses ont testé l’hypothèse selon laquelle la physiologie des muscles faciaux de canis familiaris, notre bon vieux toutou, serait plus proche de celle des humains que de celle et de canis lupus, le loup gris.

À travers l’étude de la distribution des types de fibres de myosine, une protéine qui joue un rôle essentiel dans la contraction des muscles, elles concluent que « le processus de domestication chez le chien a impliqué une sélection pour un mouvement facial rapide, similaire au mouvement observé sur les visages humains. » L’homme préhistorique voulait déjà que son chien lui ressemble !

Dans le long processus de domestication, on a progressivement sélectionné les canidés en fonction de la mobilité de leurs muscles faciaux, dont les fameux zygomatiques. La preuve : le visage du chien est plus mobile que celui du loup. En d’autres termes, Médor a été choisi pour son joli sourire. Il est vrai que chez son cousin des bois, l’expressivité, l’empathie et l’humanité ne sont pas les vertus les plus immédiatement perceptibles.

Le sourire, l’anti-valeur

David Le Breton n’étudie pas les chiens, mais les hommes. Revenons donc à l’être humain. Le Breton est professeur de sociologie de l’université de Strasbourg. Il a publié de nombreux ouvrages. Beaucoup, sinon tous, sont consacrés à des activités physiques exprimant le propre de l’homme, comme la marche, la douleur, la voix, ou le rire.

Avec le sourire, Le Breton s’intéresse à ce qu’il appelle une « anti-valeur », dans une société marquée par « l’affirmation de soi » et la fragmentation du lien social. Mais il avoue d’emblée toucher à la limite d’un savoir globalisant. Son livre, récemment publié chez Métailié, est ainsi titré tout simplement Sourire, mais il est sous-titré « une anthropologie de l’énigmatique ». L’auteur nous avertit d’emblée : il n’existe pas un sourire-type. Le sourire est « équivoque, polysémique » et « il s’inscrit toujours dans un contexte relationnel spécifique ».

Autrement dit, on ne sourit pas dans le vide, pour soi, j’allais dire béatement, comme on baille aux corneilles. On peut sourire par mépris autant que par empathie. Le Breton consacre plusieurs chapitres à des sujets qui ne suscitent pas le sourire, et pourtant qui l’évoquent – sourire de l’assassin ou du terroriste, sourire de la personne accablée par le malheur…

Dans un chapitre particulièrement intéressant, Le Breton démonte aussi les études naturalistes, notamment anglo-saxonnes, qui ont prétendu fixer des émotions types. Selon lui, « elles essentialisent les représentations affectives occidentales à travers la croyance que le vocabulaire de langue anglaise en reproduit fidèlement toutes les variétés ». Comme il l’écrit, « la joie d’un Yanomami ou d’un Apache n’est pas celle d’un guerrier romain ou d’un grec de l’Antiquité » et « celle de Rabelais n’est pas celle de Descartes ».

Le sociologue se fait bucolique quand il évoque joliment « une botanique des émotions ». Mais on ne collectionne pas les sourires comme on étudie les plantes. Il récuse donc la prétention de certains scientifiques qui entendent « donner des clés universelles de mouvements du visage dans les échanges avec autrui » et dans l’absolu, les reproduire ou les identifier en laboratoire.

Étudier le mouvement des muscles ne fait pas disparaître « l’énigmatique ». Il n’y a pas de « langage naturel des émotions anatomiquement et physiologiquement identifiable ». Il n’y a pas « une biologie des passions », mais plutôt « un canevas sur lequel chacun brode selon son style, la situation, son désir de réfréner ou d’accentuer un expression affective ». Pour Le Breton, chacun d’entre nous est « le créateur des significations et des valeurs » à travers lesquelles il vit et il se socialise. Le Breton s’intéresse aussi, très logiquement, à la photographie. Mais nos ancêtres se composaient le plus sérieux des visages, privilégiant « une ritualité grave, une pose pour l’éternité ». Le sourire ne s’impose que lentement sur les clichés de famille, sous l’influence de la publicité américaine. Celle-ci commence à proposer des visages épanouis à partir des années 1920.

La politique, surtout en France, a tardé à suivre le mouvement. En cette période électorale, où nous voyons des candidats s’afficher partout le sourire aux lèvres, rappelons que Valéry Giscard d’Estaing est le premier président qui ait choisi de sourire pour son portrait officiel. Mais prendre l’air aimable et réjoui n’est pas la clé du succès. On le sait depuis le cuisant échec de Jean Lecanuet à la présidentielle de 1965. Le candidat centriste était surnommé « Monsieur dents blanches ». Sans le savoir, ses adversaires rejoignaient ainsi les critiques d’Elisabeth Vigée Le Brun…



Article publié dans le webzine Aeon. (2022).

Extrait de l’étude présentée à Philadelphie au congrès Experimental Biology.

Article publié sur le site de France Info. (2022).

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Crédits photos : © Stéphane Grangier. © Tino