18 novembre 2021#25


Que va-t-il rester de la religion ?



Le sécularisme semble avoir emporté la bataille ! Les Français comme les Américains se détachent progressivement de la foi, de la pratique ou des Églises. Dans une société post-chrétienne, que peut-il rester de la religion ? L’AntiÉditorial est allé chercher la réponse en Allemagne chez un penseur décapant, Peter Sloterdijk.

L’Occident perd la foi  

Commençons par un état des lieux objectif. Pour la première fois en quatre-vingts ans de sondages Gallup, une majorité d’Américains déclare n’être affilié à aucune église, synagogue ou mosquée. Alors que le nombre de ceux qui appartiennent à un établissement religieux s’était maintenu à un haut niveau, autour de 70 %, tout au long du siècle dernier, il a commencé à baisser autour des années 2000. Et la chute s’accélère. Chez les millennials, cette génération née entre 1981 et 1996, la tendance est encore plus marquée. À peine 36 % sont affiliés. C’est un tournant dans l’histoire de Dieu en Amérique.

Certes, certains peuvent continuer à se dire catholiques ou protestants sans être forcément inscrits dans une paroisse, une communauté. Mais cette « désaffiliation » n’en est pas moins spectaculaire, et l’on comprend qu’elle fascine les grands médias et qu’elle préoccupe les chrétiens. Désormais, selon les enquêtes, un Américain sur quatre ou un Américain sur cinq ne se reconnaît dans aucune religion. Ceux que l’on appelle les « nones » – à ne pas confondre avec les nonnes ! – prennent progressivement le dessus sur ceux qui disent « yes ».

En France aussi, les brebis quittent la bergerie. Les croyants ne seraient plus que 49 % aujourd’hui, contre 56 % en 2011, toutes obédiences confondues. C’est ce qu’indique un récent sondage mené pour l’Ajir, l’association professionnelle des journalistes experts en religion.

En 2020, le baromètre du Cevipof montrait une véritable défiance à l’égard des religions. Environ un Français sur quatre a confiance dans l’Église ou dans les responsables religieux. L’enquête montrait une dégradation par rapport à 2018. Et il est peu probable que le rapport de la commission Sauvé, pourtant destiné à rétablir cette confiance, produise une amélioration immédiate. Certes, les Français ont à peu près autant confiance dans l’Église ou dans les responsables religieux que dans les médias ou dans les syndicats. Mais est-ce vraiment consolant pour les uns ou pour les autres ? Et surtout, qu’est-ce que cela veut dire ? La religion a-t-elle un avenir ?

La chasse aux « religioïdes »

Un philosophe allemand, Peter Sloterdijk, vient de consacrer un essai assez original et très décapant à l’histoire des religions. Il a été récemment traduit sous le titre Faire parler le ciel, et publié aux éditions Payot. Sloterdijk est un essayiste reconnu mondialement. Il porte un regard ironique et mordant sur notre époque.

Disons-le, c’est un penseur provocateur et contesté. Il y a une vingtaine d’années, on lui a reproché ses propos ambigus sur l’eugénisme, un sujet sensible dans un pays hanté par le passé nazi. C’est aussi un auteur un peu difficile à suivre, voire obscur. Mais surtout, c’est un penseur stimulant, original et difficilement classable.

Sloterdijk ne s’intéresse pas à la foi, mais à la religion. Qu’en reste-t-il ? Il fait la liste de ce qu’il appelle les « fonctions religioïdes autrefois significatives ». Les fonctions religioïdes sont à la religion ce que la parapharmacie est à la pharmacie : ce qui n’est pas proprement religieux, mais qui est englobé dans le religieux. Vendu avec, en somme. Ou vendu à la place du religieux proprement dit.

À quoi servait la religion avant notre époque ? Il cite en vrac le culte des empereurs ou des rois, la sacralisation de l’État ou la bénédiction des armées, autrement dit la religion officielle comme ciment du pouvoir politique. Il évoque aussi l’inauguration de bâtiments ou les prières pour les moissons, autrement dit la recherche de protection et de prospérité face à des éléments naturels incertains ou menaçants. Tout cela a été sécularisé : le pouvoir par la laïcité, la prière pour les moissons par la météo.

De même, tout ce qui relève du lien social, du plus intime au plus collectif : l’entretien du calendrier des fêtes, la garantie des serments, l’éducation de la jeunesse, les rites de passage et la célébration des mariages, la direction de la sexualité… Fini, là encore, le monopole des Églises.

Soit, mais insistons, que reste-t-il ? Pas même la charité, l’assistance spirituelle, le soin aux malades, l’assistance aux pauvres, ou encore le conseil sur le bien-mourir. En effet, on peut penser que le développement des ONG ou la distribution de prestations sociales remplacent les ordres religieux charitables.

On l’aura compris, pour le penseur allemand, tout ce qui a pris l’apparence ou la forme de la religion au cours des derniers siècles est voué à disparaître. Pour Sloterdijk, les fonctions religioïdes « se révèlent après coup des prestations secondaires, qui pouvaient être déléguées à des agences séculières, parfois avec des pertes, assez souvent avec une réussite égale ou supérieure. » 

La religion qui reste

Mais alors, « à quoi sert la religion », comme le demande le bandeau rouge que l’éditeur français a placé sur le livre ? Il reste ce qu’il y avait au début. Il reste Homère. Car la religion, selon Sloterdijk, est affaire de littérature. Du moins en Occident, en Europe. Depuis l’époque de l’Iliade et de l’Odyssée, la conception des dieux et la poésie, la création, la fiction littéraire ont partie liée. Depuis les Grecs et les autres peuples de la région, comme les Hébreux, nos dieux sont au ciel et ils parlent, ils chantent. C’est d’ailleurs par la poésie qu’ils se mettent, dit-il, « à portée de voix des hommes ». Le sous-titre du livre est d’ailleurs : De la théopoésie.

Le théâtre grec avait même inventé une machine pour faire apparaître les dieux par le haut et leur donner la parole. Le nom de cette machine : theologeion ! La théologie et le théâtre ont le même berceau, et ce berceau est suspendu au-dessus du public. Ces trois éléments, des dieux célestes, des dieux qui parlent et des hommes qui écrivent, nous semblent naturels, parce que nous y sommes habitués. Mais ils ne vont pas de soi. Les peuples qui croient aux divinités souterraines, par exemple, ou à des esprits immanents, ne font guère parler les dieux, et ils n’écrivent pas sur eux.

Au fond, nous en sommes revenus au temps de l’Odyssée. « Ce qui reste des religions historiques, ce sont des textes, des gestes, des univers sonores. » Ce sont aussi des « formules bien conservées », qui peuvent nous tirer d’embarras quand nous nous demandons ce que nous pouvons bien faire dans ce monde. La religion est superflue ? Soit ! Mais comme l’est la musique, le chant. Ou comme l’est la littérature, l’art, la poésie.

On le comprend, pour Sloterdijk ce « superflu » n’est pas forcément religieux. On peut préférer écouter de la musique plutôt que de lire la Bible. Mais en réalité, ce superflu demeure… indispensable. Il permet d’expliquer ce que je fais là, moi tout seul et moi au milieu des autres. Voilà, c’est à ça que sert la religion quand on lui a confisqué tout le reste ! Interpréter l’existence, ou si l’on veut, donner du sens. En somme, les grands prêtres seront toujours de grands interprètes. Comme les grands écrivains et les grands musiciens, on en aura toujours besoin.



Article publié dans le journal Le Monde. (1999).

Article publié dans Le Figaro. (2021).

Article publié sur le site Gallup. (2021).

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Crédits photos : © Stéphane Grangier, © Ulf Andersen