23 juin 2022#52


Ukraine, canicule : l’agriculture doit changer… mais comment ?



La guerre en Ukraine menace l’approvisionnement mondial en blé. Le réchauffement climatique met en cause notre modèle agricole. Des élèves d’AgroParisTech, la plus grande école d’agronomie, affirment qu’il faut tout envoyer valser. Quel sens dégager de ces chocs et de ces révoltes ? Soumis à des injonctions violentes mais contradictoires, comment les paysans peuvent-ils s’en sortir ?

Nos yaourts sont ukrainiens 

L’invasion par la Russie du « grenier de l’Europe » marque une prise de conscience, ainsi formulée par Emmanuel Macron : « Nous ne pouvons plus dépendre des autres pour nous nourrir ». Nous dépendons du gaz et du pétrole russe pour la vie quotidienne, mais aussi des engrais russes ou biélorusses et des céréales ukrainiennes. Le pays envahi produisait en moyenne 26 millions de tonnes de blé par an. Tout aussi déterminant : jusqu’à la guerre, l’Ukraine fournissait à l’Union européenne 57 % de ses importations de maïs, 42 % de son colza, 47 % de ses tourteaux de tournesol. Ces apports nous permettaient de nourrir nos animaux d’élevage puis d’exporter notre viande et nos produits laitiers. Indirectement, nos yaourts sont ukrainiens.

Retrouver notre souveraineté alimentaire ? La solution la plus évidente semble être de produire plus. Donc d’agir au détriment des grandes ambitions écologiques de l’Union européenne, incarnées par la stratégie « de la ferme à la fourchette » qu’a soutenu la Commission européenne. Selon Politico, les pressions en ce sens sont fortes. Les lobbys agricoles veulent convaincre les eurocrates de renoncer à « imposer aux agriculteurs de nouvelles contraintes écologiques au moment même où on leur demande de produire davantage de nourriture pour combler les déficits de l’Ukraine. » Et le commissaire européen à l’agriculture, Janusz Wojciechowski, semble d’accord : « Si la sécurité alimentaire est menacée, nous devons réexaminer les objectifs et éventuellement les corriger ». Oubliés donc, les 25 % des terres agricoles que l’on voulait passer en bio, la mise en réserve de 10 % des terres agricoles pour la biodiversité et la lutte contre la surutilisation des engrais.

Sans surprise, Greenpeace défend le  raisonnement inverse. Il faudrait limiter l’élevage industriel afin de compenser le  déficit en blé ukrainien. L’ONG écologiste préconise de « réduire immédiatement de 8 % l’utilisation de céréales pour l’alimentation animale dans l’Union européenne » afin de « libérer suffisamment de céréales pour combler le déficit en blé, et de diminuer la dépendance de l’UE aux engrais de synthèse de plus en plus chers et polluants. » Selon Laure Ducos, chargée de plaidoyer à Greenpeace France, « moins de viande et de produits laitiers industriels, et une production plus écologique, rendraient l’agriculture européenne plus résistante aux chocs imprévus comme ce conflit, ou prévisibles comme le changement climatique. »

L’agriculture, bataille politique

« Déserter » des métiers « destructeurs », « bifurquer » loin de l’agro-industrie et du greenwashing : la vidéo de l’appel de huit étudiants d’AgroParisTech, lors de la cérémonie de remise de diplômes de leur école, cumule de très nombreuses vues. « Nous ne croyons pas que nous avons besoin de “toutes les agricultures” », professent-ils. « Nous voyons plutôt que l’agro-industrie mène une guerre au vivant et à la paysannerie partout sur Terre. Nous ne voyons pas les sciences et techniques comme neutres et apolitiques. Nous pensons que l’innovation technologique ou les start-up ne sauveront rien d’autre que le capitalisme ». Anne Gouyon, présidente de l’association des anciens élèves de l’école, n’est pas convaincue. Selon elle, beaucoup d’agronomes ont été heurtés par l’appel des « déserteurs ». De très nombreux « agros », en effet, n’ont pas attendu ce buzz pour « travailler à régénérer les sols et les forêts, à réduire l’usage des pesticides ou à produire des aliments sains et accessibles »

Déserter ou bifurquer ? Un ancien de cette grande école parisienne, Nicolas Mirouze, est devenu viticulteur. Délaisser les engrais chimiques et limiter l’emploi de pesticides est un travail de longue haleine, qui lui a pris plus de vingt ans. Ce vigneron des Corbières pense qu’il faut « reprendre la terre aux machines ». Il est aussi sociétaire de « L’Atelier Paysan », un collectif qui milite pour un changement de modèle agricole et alimentaire.

Avec les « bifurqueurs », sinon les « déserteurs », Mirouze propose un « projet politique » consigné dans un manifeste, Reprendre la terre aux machines, publié en 2021, au Seuil. Il veut « installer dans les campagnes françaises un million de paysans » pour « limiter significativement le recours aux pesticides ». Ainsi « l’agroécologie paysanne ne sera plus pratiquée par quelques marginaux cantonnés dans des sortes de « réserves », mais deviendra le modèle agricole dominant à l’échelle d’une nation comme la nôtre. » Il invite pour cela au « surgissement d’un mouvement social » et a « un rapport de force assumé ».

Cette idée d’un grand exode urbain provoqué par un choc politique a suscité des commentaires indignés de nombreux lecteurs. Des expériences comme celle des Khmers rouges qui ont vidé les villes du Cambodge et provoqué un génocide servent d’épouvantail. Plus récemment, la tentative brutale du Sri Lanka de se passer d’engrais a provoqué l’effondrement alimentaire, économique et politique du pays incite à tout le moins à la prudence.

Mais si la solution préconisée a de quoi inquiéter, le constat est tout de même accablant. Les agriculteurs sont sous perfusion. Selon l’auteur de la tribune, 77 % de leurs revenus proviennent des aides nationales et européennes, 25 % des agriculteurs ont un revenu annuel moyen inférieur à 8 400 euros. Et 14 % des exploitations ont un résultat courant négatif. En outre, la mécanisation industrielle, estime Mirouze, « a créé de terribles dépendances techniques et financières, qui expliquent la prolétarisation avancée d’une grande partie des agriculteurs de notre pays. Elle a aussi contribué à la destruction des communautés paysannes en engageant les agriculteurs dans une course à la terre : il faut « bouffer l’autre avant d’être bouffé ».

Du côté du consommateur, ce n’est pas mieux. Certes, personne ne meurt plus de faim en France, mais, selon l’inspection générale des affaires sociales, avant même le Covid, en 2018, « 5,5 millions de personnes, en grande précarité alimentaire, se procuraient leurs repas quotidiens grâce à l’aide alimentaire. » Cette aide, rappelle Mirouze, « est abondamment pourvue par les surplus inconsidérés de l’agriculture industrielle intensive et participe directement à la compression des coûts des produits agricoles et donc à la diminution du revenu des agriculteurs. Elle est également abondamment pourvue par les invendus de la grande distribution, qui se voit ainsi dotée d’une efficiente filière de recyclage. Comble du cynisme : cette nourriture « recyclée » est une source de défiscalisation pour des entreprises dont la contribution est assimilée à un don. Pour ce viticulteur révolté, « ce tableau stupéfiant est celui d’un système qui ne remplit aucun de ses objectifs initiaux : rémunérer les agriculteurs pour qu’ils fournissent une alimentation suffisante, satisfaisante et à la portée de tous. »

Mariage entre l’homme et le bête

Alors, que faire ? À cette question souvent traitée trop idéologiquement et très loin des réalités agricoles, une enseignante-chercheuse de Montpellier, Claire Aubron, propose une réponse subtile. Dans un article subtil et équilibré, cette normalienne, elle aussi ingénieure agronome, revient aux fondamentaux. Publié en 2021 par La Vie des idées, une revue du Collège de France, son texte reste évidemment d’actualité.

Aubron partage le constat que L’AntiÉditorial a évoqué. Pour elle, « la faim de viande et soif de lait du monde et la production de protéines animales à bas prix pour les satisfaire ne peuvent justifier de laisser évoluer l’élevage vers des formes de plus en plus concentrées, spécialisées et consommatrices d’intrants. »  Mais compter sur les comportements des consommateurs et la limitation des quantités des produits animaux consommés n’est pas non plus suffisant, surtout si l’on raisonne à l’échelle mondiale.

L’auteure le rappelle donc : l’élevage, c’est « une relation » entre l’homme et la bête.  « L’humain contribue à la survie de l’animal en intervenant de manière plus ou moins poussée dans son alimentation, sa reproduction et sa protection vis-à-vis des agressions. En échange, il utilise l’animal de diverses façons ». C’est donnant-donnant. Du coup, la vie de l’animal est prolongée le plus longtemps possible, et la production de viande n’est pas l’objectif unique, ni même premier.

Ce mariage, disons cette relation entre l’homme et la vache ou le mouton, c’est une vieille histoire. Elle a commencé au Proche-Orient il y a dix mille ans. Et elle est « indissociable de celle de l’agriculture ». D’abord parce que l’on a commencé à domestiquer les animaux et à cultiver la terre à peu près au même moment et au même endroit. Mais aussi parce que l’élevage a joué « un rôle majeur dans la conduite des cultures en aidant à éliminer les mauvaises herbes, qu’on appelle aujourd’hui les adventices, à fertiliser le sol, et à démultiplier la force de l’homme.

Mais une transformation majeure a eu lieu au siècle dernier. Et elle est extérieure au monde agricole. La pétrochimie remplace le bœuf par le tracteur à essence, la bouse de vache par l’azote et le désherbage par les produits phytosanitaires. L’agriculteur peut se passer de l’élevage.

Cela a eu trois conséquences :

1. La production animale et la production végétale sont séparées. On produit du soja au Brésil, des porcs en Bretagne, etc… Et « l’alimentation des animaux s’appuie sur une part croissante de grains qui sont désormais cultivés, et proviennent pour certains de régions très éloignées du lieu d’élevage. » C’est là que nous arrivons à la guerre en Ukraine et aux tensions mondiales sur le blé.

2. Le pacte entre le paysan et sa vache est rompu. L’élevage intensif spécialisé s’impose. Et il provoque ce que l’on qualifie aujourd’hui de souffrance animale. Mais c’est aussi et d’abord une souffrance paysanne.

3. L’emploi agricole plonge, entraînant d’abord l’exode rural puis une cassure culturelle entre le monde agricole et les consommateurs urbains. On ne se comprend plus.

Chute du nombre d’exploitations, baisse des prix réels, impacts environnementaux, déforestation, destruction d’habitats, consommation de ressources fossiles, réduction de la biodiversité, pollution des eaux, crises sanitaires comme celle de la vache folle ou de la grippe aviaire, changement climatique… En fait, tout se dégrade.

Réconciliation générale

Pour Claire Aubron, « l’intégration de critères de bien-être animal en élevage », c’est bien. Mais se focaliser sur l’animal, c’est passer à côté de la solution. La question à résoudre, c’est celle « de la relation entre humains et animaux ». Loin de proposer « une suppression pure et simple de l’élevage », Claire Aubron estime donc que « la solution passe par une réconciliation ».

La première perspective, c’est celle de l’agroécologie. « Les animaux d’élevage ont la capacité de fournir de l’énergie, transférer des nutriments entre les parties de l’écosystème, recycler de la biomasse et sont donc des alliés précieux ». Par exemple, « renouer avec le pâturage en élevage herbivore. »

La deuxième, c’est de « renouer plus largement avec les produits animaux non alimentaires tels que la laine, et ne plus cantonner l’animal à la production de viande, de lait ou d’œufs. »

La troisième, « plus politique », c’est de « renouer avec les éleveurs dont l’activité est menacée par la concurrence des formes d’élevage beaucoup plus productives nées au XXe siècle. » Enrayer la diminution de leur nombre est impératif afin de maintenir, et peut-être même, de créer de l’emploi.

Est-ce suffisant pour résoudre les défis posés par le réchauffement climatique et par la guerre en Ukraine ? L’auteur, évidemment, ne le prétend pas. Mais sa contribution dépassionnée au débat a passionné L’AntiÉditorial.



Article publié dans le journal Le Monde. (2019).

Article publié par le média Politico. (2022).

Tribune publiée par l’ONG Greenpeace. (2022).

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Crédits photos : © Stéphane Grangier. © Tino. © Adobe Stock