04 novembre 2021#23


Une seule solution, la créolisation !



La France se créolise à grande vitesse. Mais attention ! La créolisation, ce n’est pas ce que vous croyez. Nous ne partons pas aux Antilles. L’AntiÉditorial a cherché à comprendre ce que recouvre ce concept. Et pourquoi Jean-Luc Mélenchon s’en est emparé.

Comment Mélenchon s’est créolisé  

Si vous avez suivi le fameux débat télévisé entre Jean-Luc Mélenchon et Éric Zemmour, qui a lancé la campagne présidentielle, vous l’aurez peut-être remarqué. Face à Zemmour, qui veut réhabiliter la vieille notion d’assimilation, dont L’AntiÉditorial a déjà parlé, Mélenchon sort de sa besace un concept plus exotique, en tout cas moins familier : la créolisation.

Pour le candidat de la France insoumise, la France se transforme sous nos yeux, par l’apport d’éléments nouveaux, venus de l’extérieur. Et loin de menacer notre culture, cela l’enrichit.

Pour vous donner un exemple, nous apprécions désormais le couscous ou la pizza, qui ne font pas partie de notre tradition culinaire. Mais cela ne menace pas l’existence du bœuf bourguignon. La gastronomie française, celle que le monde nous envie, n’est pas menacée d’affadissement.

Un dépassement dialectique

Cette idée, la créolisation de la France, Mélenchon l’a rodée pendant des mois. Alors que le vieux routier de la politique cherche à se renouveler, il décide d’en faire l’un des socles idéologiques de sa troisième campagne présidentielle. C’est en septembre 2020, dans un discours prononcé lors du lancement du think thank La Boétie, qu’il l’a testée pour la première fois.

Pour quelle raison ? C’est une idée, c’est une image, c’est sans doute une conviction, mais c’est certainement aussi une stratégie. Une double stratégie. Mélenchon est d’accord avec Zemmour sur un point : en 2022, l’identité sera au cœur de l’élection. Comment être Français, comment refaire l’unité française, voilà la question qui servira à définir le champ de la présidentielle, plutôt que les sujets concrets, le pouvoir d’achat ou la sécurité.

Citons Mélenchon face à Zemmour : « La créolisation n’a pas créé une addition de communautés, elle a créé une communauté commune sous l’empire de la loi et qui produit une culture commune. » Mélenchon veut à tout prix éviter qu’on l’accuse de renoncer à l’unité républicaine, la France « une et indivisible ». Selon lui, l’apport de différentes cultures, de différentes identités, ne crée pas une addition de communautarismes mais une culture commune. Féru d’histoire, l’homme politique considère également que  « depuis 1789, le peuple français n’a plus besoin de la religion ou de l’ethnie pour assurer son unité », qui existe et se maintient grâce à des valeurs communes.

Mélenchon poursuit un deuxième objectif. La créolisation, en somme, c’est de la bonne vieille dialectique. D’un côté, il y a la gauche universaliste ou républicaine, très laïque. De l’autre, la gauche différentialiste, multiculturaliste, voire communautariste. La créolisation veut trouver un passage entre assimilation et communautarisme.

Aucun doute, Mélenchon est un pur produit de la gauche universaliste. Mais il a fait ses comptes. Il constate que celle-ci a perdu le lien avec la jeunesse, en partie avec la gauche de la gauche. Il a aussi le sentiment que le couvercle républicain, le couvercle unitaire, ne tient plus sur la marmite.

Un mot de poète

Vous l’avez compris, la créolisation ne signifie pas que nous allons tous partir habiter en Martinique, en Guadeloupe ou à la Réunion.

C’est d’abord un concept né en métropole. En 1894, la société française d’anthropologie a commencé à étudier comment se formaient dans les Caraïbes de nouvelles sociétés, composées de colons venus de métropole et de descendants d’esclaves arrachés à différentes cultures.

Mais cette idée a été reprise et profondément amplifiée par un grand écrivain, Édouard Glissant. Né en Martinique en 1928, Glissant a fait l’essentiel de sa carrière universitaire aux États-Unis et il est mort à Paris en 2011. Poète, essayiste, philosophe, théoricien, militant… par son parcours et dans son œuvre, jusque dans son style, il est lui-même l’exemple de la créolisation.

Mais que pensait-il exactement, l’auteur du Traité du Tout-Monde ? Voilà la définition qu’il donnait dans un entretien accordé au Monde en 2005 : « La créolisation, c’est un métissage d’arts, ou de langages qui produit de l’inattendu. C’est une façon de se transformer de façon continue sans se perdre. » Glissant voit la créolisation comme un paradoxe fécond. C’est un espace « où la dispersion permet de se rassembler », un chaos créateur qui suscite un nouvel ordre. C’est la création d’une « culture ouverte et inextricable, qui bouscule l’uniformisation ». Si la mondialisation détruit la diversité culturelle, la créolisation revitalise la culture.

Des confusions possibles

Avec ce concept un peu baroque, beaucoup de confusions sont possibles.

La créolisation, ce n’est pas le métissage ou l’assimilation. Ce n’est pas une fusion des individus dans un « tout », chacun garde son individualité mais participe aussi à un groupe plus grand. Ce n’est pas non plus le multiculturalisme. Car le multiculturalisme juxtapose des communautés qui s’ignorent.

Le directeur du Centre international d’études Édouard-Glissant, Loïc Céry, estime que dans la créolisation, « la notion la plus essentielle, c’est la Relation ». Pour Édouard Glissant, l’identité est une relation.

Un fait ou un choix ?

Édouard Glissant vit, écrit et pense avant que la mondialisation n’entre en crise. Il connaît l’Europe de 2005, celle d’avant les grandes crises migratoires en Méditerranée, avant la crise de l’indépendance catalane, avant le Brexit, avant la vague populiste et avant les attentats islamistes. Citons-le encore : « Oui, l’Europe se créolise. Elle devient un archipel. Elle possède plusieurs langues et littératures très riches, qui s’influencent et s’interpénètrent, tous les étudiants les apprennent, en possèdent plusieurs, et pas seulement l’anglais. Et puis l’Europe abrite plusieurs sortes d’îles régionales, de plus en plus vivantes, de plus en plus présentes au monde, comme l’île catalane, ou basque, ou même bretonne. Sans compter la présence de populations venues d’Afrique, du Maghreb, des Caraïbes, chacune riche de cultures centenaires ou millénaires. »

Pour Glissant, la créolisation est une réponse à l’échec des idéologies. C’est en même temps une sorte d’utopie, un mouvement et un moment de l’histoire humaine. Il en est convaincu, « le monde entier se créolise ». La créolisation est le nouvel âge de l’humanité, et c’est pour lui une bonne nouvelle. Et cette bonne nouvelle ne se décrète pas, « elle se fait ». Elle se fait spontanément, à « une allure vertigineuse ». La musique ou la cuisine en sont de puissants exemples.

Mais elle est aussi un projet politique à part entière. Nous pouvons faire plusieurs choix pour vivre ensemble, dont la créolisation. Celle-ci est donc le choix conscient d’embrasser la multiplicité des identités.

Mélenchon, curieusement, refuse de présenter la créolisation comme un choix politique. Il s’en tient à la créolisation comme un fait social, historique, qui serait à l’œuvre depuis longtemps, pour ne pas dire depuis toujours, dans la société française. Quand on sait à quel point l’Histoire de France s’est construite sur une obsession de l’unité, ce point de vue, évidemment, peut-être discuté !



Article publié dans le journal Le Monde. (2021).

Entretien sur la chaîne BFM TV. (2021).

Article publié dans le journal Le Figaro. (2020).

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Crédits photos : © Stéphane Grangier, © Fred Marvaux / Parlement européen