20 janvier 2022#31


Validisme : quand le corps devient un objet de luttes



Dans le monde du handicap, une nouvelle génération de militants veut faire la révolution. Ils s’inspirent des batailles menées par les minorités sexuelles ou certains mouvements antiracistes, et brandissent un concept : le validisme. Un terme bien dans l’air du temps…

Charlotte Puiseux, contre le validisme  

« Comment trouver sa place dans une société pensée pour et par les valides ? » s’interroge Charlotte Puiseux, psychologue et docteure en philosophie. Pour elle, ce n’est pas une question théorique. Atteinte d’une myopathie, elle est, comme on dit désormais, « en situation de handicap ». D’où le titre de son livre, De chair et de fer, qui paraîtra prochainement aux éditions La Découverte.

Devenue psychologue professionnelle, l’intellectuelle pense avec sa tête bien sûr, mais aussi avec son corps. Elle retrace son parcours personnel, les difficultés rencontrées pour accéder à des choses qui peuvent paraître banales. Mais elle le fait en militante, qui veut renverser la perspective. Et elle s’interroge : pourquoi la société accorde-t-elle tant d’importance au fait d’avoir un corps « valide », c’est-à-dire non handicapé ?

Une montagne de problèmes

Aller à l’école, faire des études, faire l’amour ou faire des enfants, travailler ou se loger, militer, aller au restaurant ou au musée… Que nous les menions ou pas, toutes ces activités nous semblent évidentes. Mais elles demeurent très difficilement accessibles aux personnes handicapées. Et les discriminations concernent tous les âges de la vie, à commencer par l’enfance. L’accessibilité de la ville, des transports et des logements posent toujours problème.  Comment est-ce possible ?

Pourtant, en 2005, la loi sur le handicap devait rendre obligatoire l’accessibilité de tous les lieux publics. En 2015, cette obligation a été reportée. La loi Elan de 2018 garantit seulement l’accessibilité de 20 % des logements neufs. L’accès aux soins médicaux, au travail est également difficile. En 2018, le taux de chômage des personnes handicapées était le double de celui des personnes valides. Les entreprises privées n’emploient que 3,5 % de personnes handicapées en moyenne, là où le taux fixé par la loi est de 5 %. Là encore, à qui la faute ?

L’autonomie financière demeure également difficile à atteindre. Malgré de récentes tentatives de l’opposition pour changer la loi, l’aide principale accordée aux personnes handicapées, l’AAH, est conditionnée aux revenus du conjoint. Alors oui, à qui la faute, à la fin ? En France, le handicap concerne 12 millions de personnes, selon l’APF France handicap, et 11 millions d’aidants. Soit autour d’une personne sur trois, selon ce calcul militant. 80 % de handicaps sont invisibles, loin de l’imaginaire de « l’imposant fauteuil roulant ».

Une vision sociopolitique du corps

Pour Charlotte Puiseux, la réponse est politique. Ce n’est pas le handicap qui est le problème, c’est la société. Elle en est convaincue : « Plus que nos corps, ce sont les structures sociales qui entravent nos vies. » C’est ce qu’elle appelle, avec d’autres, le « validisme ».

Ce sont évidemment les Anglo-Saxons qui ont tiré les premiers, dès les années 1990, dans les universités américaines. Validisme, ou capacitisme, c’est l’adaptation de Ableism, le fait d’être able, capable. Mike Oliver, pionnier des disability studies, décédé en 2019, voit le handicap comme une affaire d’institutions, de politiques.

En France, les débuts de cette mouvance datent de l’après-1968. Entre 1974 et 1980, le Comité de lutte des handicapés, mouvement d’extrême gauche, publie un journal au titre provocateur, Handicapés méchants.

Cette vision politique, c’est aussi une vision du travail, de l’économie. Dans le système productiviste, les êtres humains n’auraient de valeur que lorsqu’ils ont une force de travail complète. Les valeurs collectives défavoriseraient les personnes handicapées de manière « systémique ». Car on définirait la norme sociale à partir des personnes dites « valides ».

Pour Charlotte Puiseux, « dans ce système, le handicap est perçu comme une erreur, une défaillance, une infériorité ». Il resterait vu par la société essentiellement à travers un prisme médical : un corps défaillant à guérir ou à soigner, qu’il faut tenter de conformer à la norme en le rendant le plus valide possible.

Au contraire, elle invite à le voir plutôt comme une conséquence des événements de la vie ou de la diversité au sein de l’humanité.

Intersectionnalité du handicap

« Systémique », « intersectionnalité », « fierté ». Ces trois mots dans l’air du militantisme actuel sont au cœur du sujet.

En effet, les « anti-validistes » raisonnent en termes de discriminations subies – les critiques diraient de victimisation plus que de participation. Les discriminations ne seraient pas liées à des mauvaises actions d’individus distincts. Ni à des aménagements que l’on pourrait négocier. Elles font un tout. Elles sont « systémiques ».

Deuxième élément : l’intersectionnalité. Charlotte Puiseux inscrit le combat contre le validisme dans la théorie de l’intersectionnalité des luttes, autrement dit la convergence, la cohérence, l’alliance des minorités discriminées. Pour faire simple, antiracisme, militantisme LGBT, féminisme et lutte contre le validisme, même combat.

Troisième élément, la fierté. Le vécu des personnes handicapées fait qu’elles ont souvent une honte intériorisée, une peur de déranger, le sentiment de devoir éprouver de la gratitude envers les personnes qui les aident. En prenant l’exemple de la Marche des fiertés LGBT (la « Pride »), la psychologue invite à un retournement. Les personnes handicapées doivent revendiquer fièrement leur identité, et se réapproprier leurs corps, qui ne sont pas que des objets médicalisés.

Et cela a des conséquences.

Dans son livre, elle dénonce un système de gestion du handicap en France lié à la charité. La levée de fonds, la recherche médicale et l’aide aux personnes sont déléguées à des associations. Et ce depuis le Moyen Âge, où les institutions chrétiennes géraient les pauvres, les fous, les handicapés. Cette gestion est associée à une forme de « validisme bienveillant », dont le Téléthon serait le symbole. Alors qu’elle en a été la tête d’affiche quand elle avait 5 ans, Charlotte Puiseux juge l’évènement « misérabiliste » et basé sur un modèle caritatif qui « dépolitise » le handicap. Un point de vue qu’elle partage avec l’avocate et militante Elisa Rojas.

Le « validisme bienveillant » se ressent également dans la façon dont les valides parlent des personnes handicapées. La presse les présente comme des sources d’inspiration, des personnes au destin tragique ou au courage extraordinaire. Exemple typique : celles qui réalisent des exploits sportifs, comme aux Jeux paralympiques. « La logique est que si certaines y sont arrivées, toutes peuvent le faire, et si d’autres n’y arrivent pas, c’est qu’elles ne le veulent pas vraiment. »

Ils ne valident pas le validisme

Vous vous en doutez, le « validisme », outil militant, ne fait pas consensus. La ministre chargée du handicap, Sophie Cluzel, s’est opposée à plusieurs reprises à l’analyse du handicap sous ce prisme : « C’est un mot que je ne connais pas et qui, à mon sens, n’a pas lieu d’être. Arrêtons d’opposer les valides et les personnes handicapées. Ça ne fait que cristalliser les dysfonctionnements. »

Du côté des grosses associations, mises en cause par les « validistes », même attitude. Patrice Tripoteau, directeur général adjoint d’APF France handicap, qui revendique 20 000 adhérents, juge cette affirmation victimaire. Il regrette aussi qu’elle essentialise les personnes. Pour lui, « on peut être en situation de handicap par moments et ne pas l’être en d’autres circonstances ».

Notons toutefois que pour Puiseux aussi, il n’y a pas de frontière ferme entre les « valides » et les « invalides ». La philosophe pense le handicap comme un continuum. Accidents, maladies, grossesse difficile, vieillesse… toute personne dite « valide » peut être amenée à devenir invalide un jour, temporairement ou définitivement.

Enfin, un auteur canadien, Patrick Fougeyrollas, propose une version moins polémique, moins clivante. Il est d’accord pour constater que « le regard social dominant est construit sur la valorisation du corps sain, fonctionnel » et sur la capacité et la performance « comme clés de la réussite sociale et du bien-être ». Mais l’enjeu est plutôt que toute la société, valide et non valide, prenne en compte « la vulnérabilité de l’existence humaine ».

 



Article publié dans le journal Le Monde. (2021).

Article publié dans le journal 20 Minutes. (2018).

Émission France Culture. (2018).

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Crédits photos : © Stéphane Grangier @ Adobe Mart-Production / Pexels